L’Ecriture au service de la défense de la foi
Peut-être ne connais-tu pas, ou trop peu, celui que l’on appela « l’homme d’acier » (Adamántios). Non, pas Superman, l’autre : j’ai nommé Origène d’Alexandrie († v. 250) ! Des Pères de l’Eglise, et plus largement des théologiens chrétiens, il est sans aucun doute « l’une des personnalités déterminantes dans tout le développement de la pensée chrétienne »[1]. En outre, il est peu dire que son œuvre est considérable (une production estimée par saint Jérôme à quelques 2000 volumes). Or ce qui le rend des plus intéressants pour nous ici, c’est que c’est en matière d’herméneutique, et particulièrement dans le rapport entre exégèse et théologie, qu’Origène s’est le plus illustré et a eu le plus d’influence.
Quoi de mieux, pour en prendre un peu la mesure que de s’intéresser à son Contre Celse : « dernier ouvrage que nous possédons d’Origène, il offre, à la différence de tant d’autres du même auteur, l’avantage de nous être parvenu en entier et dans sa langue originale. Il nous livre ainsi l’ultime expression de la pensée d’Origène et comme son testament »[2]. Dans ce livre, dont on s’accorde à dater l’achèvement vers 248, Origène entend réfuter un ouvrage plus ancien écrit vers 180 par un certain Celse (quelques 70 ans plus tôt donc), et intitulé Discours véritable. Le Celse en question y fait œuvre de polémiste contre les juifs et les chrétiens… un peu comme aujourd’hui, quand Michel Onfray sort un nouvel opus. D’ailleurs, Celse est épicurien, ou du moins Origène le pense-t-il. Aussi, pour le réfuter, Origène fait-il l’apologie du judaïsme puis du christianisme, mais en s’appuyant sur la seule autorité, la seule vérité qu’il reconnaisse : la Révélation. Mais alors la question se pose : comment répondre à des arguments païens en s’appuyant sur des Ecritures dont l’adversaire dénie le caractère révélé, et même jusqu’à l’autorité à la fois traditionnelle et philosophique ? Qui songerait répondre aujourd’hui à un Michel Onfray : « mon pauv’garçon tu dérailles complètement, Jésus a bien existé, puisque la Bible le dit ! » Et pourtant, Origène s’y prend comme un maître, et nous fait la leçon.
Dans la première moitié du livre IV de cette apologie contre Celse, l’homme d’acier répond aux accusations du polémiste contre la croyance juive et chrétienne sur l’intervention de Dieu dans le monde et dans l’histoire, et plus spécifiquement contre la foi chrétienne en l’Incarnation. Il est un passage de ce livre IV qui va nous occuper plus attentivement ici (IV 11-17) et que je vais commenter, car il concentre le meilleur de la mise en oeuvre de cette lecture origénienne de l’Ecriture. Dans ce passage Origène répond plus spécifiquement à deux accusations de Celse, qui malgré les apparences, ne sont pas sans résonner avec la critique moderne du christianisme. Il s’agit d’abord du récit biblique de l’intervention de Dieu dans l’histoire (plus spécifiquement à travers « déluges et embrasements »), qui serait selon Celse un mauvais décalque de croyances païennes. Et il s’agit ensuite de la croyance en l’Incarnation, qui s’opposerait toujours selon Celse à l’immuabilité de Dieu et l’absolu du Bien qu’il est censé être : si Dieu s’incarne, cela suppose en lui un changement, et qui plus est un changement vers le « moins bien ». Dans la réponse d’Origène, qui, bien entendu, ne fuit pas l’argumentation métaphysique, nous pouvons voir se dessiner trois points sur lesquels le théologien fonde son herméneutique, telle qu’il la croit capable de relever le défi lancé : la mise en concurrence de la tradition grecque par la tradition biblique, les prérequis philosophiques à une saine herméneutique, et enfin la recherche du sens spirituel de l’Ecriture, en particulier par le recours à la lecture allégorique.
L’autorité traditionnelle de l’Ecriture
Origène doit d’abord répondre à l’accusation selon laquelle les juifs et les chrétiens auraient repris sans les comprendre les traditions grecques (ou barbares) sur « les déluges et les embrasements ». Pour y répondre, Origène met en concurrence la tradition biblique et la tradition grecque. Car si on fait d’Origène surtout un allégoriste, « de ce qu’Origène allégorise un récit, on ne peut pas en conclure qu’il ne croit pas à l’historicité du sens littéral, parfaitement compatible pour lui avec la recherche d’un sens spirituel. »[3] Loin de considérer, comme on l’enseigne aujourd’hui selon les genres littéraires, que les onze premiers chapitres de la Genèse seraient du genre du mythe, et ne seraient par conséquent pas à interpréter selon les critères de l’historicité, Origène tient à affronter Celse sur la valeur historique de leurs traditions respectives, ou du moins de la tradition biblique d’un côté, et de celles (grecques) que Celse assume pour l’occasion – et il l’assume en particulier pour ne pas s’être risqué à la critiquer dans les termes avec lesquels il critique le récit biblique. Et c’est donc aussi, et même ici d’abord, sur le terrain de la réalité historique qu’il affronte les arguments de Celse : « Or qu’il y ait ou non des cycles, et dans chaque cycle des déluges et des embrasements, que l’Ecriture aussi le sache… » (IV 12). Les traditions grecques parlent de déluges, la Bible aussi… de là, que peut-on dire ? Se pose ici une question encore très actuelle dans la recherche exégétique, quand à l’histoire de la rédaction : d’où l’Ecriture tient-elle cette « connaissance », quelle est l’origine de ses récits de Création ? L’emprunte-t-elle à une tradition plus ancienne ? Or sur ce point, Origène est catégorique et réfute la dépendance de l’Ecriture envers la tradition grecque. Il renverse même l’argument de Celse : non seulement les juifs et les chrétiens n’ont pas repris une tradition qu’ils auraient mal comprise, comme le prétend Celse, mais ce seraient bien plutôt les grecs qui auraient mal compris les traditions, bien plus antiques (IV 11), révélées et transmises par Moïse et les prophètes (IV 12).
Quant à tenir pour vraie l’antiquité de la tradition biblique, Origène ne fait que poursuivre ce qu’il a entamé dans son premier livre, accusant Celse de croire sans regimber les sages grecs ou barbares quand ils transmettent tel ou tel récit d’embrasement et de déluge, et de critiquer les juifs et les chrétiens qui préfèrent croire les récits de Moïse, sans s’appliquer à lui-même les exigences de justification qu’il a pour les autres (I 19-20). Il s’en expliquera plus loin dans son livre IV, et de façon plus sévère envers Celse, qu’il accusera de croire « Hésiode et mille autres auteurs, qualifiés par lui d’inspirés, plus anciens que Moïse et ses écrits » (IV 36) contre Platon lui-même qui les avait pourtant rejetés ! L’argument d’Origène contre qui accuse de croire « sans raison » à l’Ecriture renvoie l’accusateur à lui-même, selon un principe qui sera rendu célèbre plus tard par saint Augustin : « crede, ut intelligas »[4], « crois, alors tu pourras comprendre ». Il y a un préalable de foi, justifié par l’expérience de tout homme. Tous, nous commençons par « croire », par recevoir une tradition qui nous est transmise avant d’élaborer une pensée propre. Et Celse ne fait pas exception à la règle : il ne croit pas Moïse, mais fait confiance aux sages grecs. De sorte que ses connaissances, ses affirmations, sont pour partie redevables aux doctrines en lesquelles il a préalablement placé cette confiance.
Les fondements philosophiques d’une juste herméneutique
Or interroger les doctrines en lesquelles on place sa confiance est bien un préalable sur lequel Origène revient, car il pose aussi la question des bases philosophiques convoquées ensuite dans l’interprétation de l’Ecriture, qu’on la prenne à témoin ou qu’on la critique. Origène expose d’abord le problème par la négative, en critiquant la stérilité des philosophies stoïciennes et épicuriennes pour comprendre le Dieu qui se révèle dans les saintes Ecritures : « car ces philosophes n’ont pas su élucider la notion naturelle de Dieu absolument incorruptible, simple, sans composition, indivisible » (IV, 14). L’accusation est sévère, mais justifiée, et Origène retourne ainsi savamment l’argument de Celse contre lui-même et les doctrines qu’il est supposé assumer. Certes les épicuriens, « comme les disciples d’Aristote et de Démocrite […] feignent d’adorer les dieux, pour s’adapter aux superstitions de la foule, mais ils sont en fait des athées, cause de leur incrédulité envers la Providence. »[5] Mais à Celse qui suggère que la doctrine chrétienne produit un Dieu qui change, Origène réfute d’abord l’accusation en prenant l’Ecriture à témoin (Ps 101,28 ; Ml 3,6), avant de renvoyer Celse à sa propre doctrine : quel que soit l’absolu auquel il se réfère, Dieu ou pas, cet absolu est composé (d’atomes) et donc, étant composé, sujet au changement (IV 14). En somme, Celse ne peut concevoir le principe d’immuabilité, et ce qu’il croit voir comme une affirmation de la doctrine des juifs et des chrétiens n’est rien d’autre qu’une projection de sa propre philosophie sur un Dieu auquel il ne croit pas.
Mais Origène ne s’en tient pas à la seule critique des philosophies portées par Celse. Il va encore plus loin dans l’affirmation des nécessaires dispositions philosophiques préalables à l’herméneutique, et cette fois de façon positive. En effet, quoique sans l’exposer explicitement, c’est l’un des critères fondamentaux de son exégèse biblique qu’Origène dévoile, en citant saint Paul pour affirmer de Dieu que « c’est par amour pour les hommes qu’il s’est anéanti » (IV 15). Avant même que d’avoir une valeur métaphysique, cette affirmation fonde l’herméneutique d’Origène, selon le principe que « Tout ce qui est dit de Dieu doit être digne d’un Dieu bon (ἄξια θεοῦ ἀγαθοῦ) »[6]. Ainsi lorsqu’il doit répondre à l’accusation d’une croyance judéo-chrétienne en un Dieu bourreau qui viendrait comme « un feu dévorant » (Dt 4,24), il corrige l’interprétation, dans un sens spirituel, suivant le filtre du Dieu d’amour : le feu dévorant est celui qui dévore « la malice et toutes les actions qu’elle inspire » (IV 13). C’est là une interprétation qu’il reprend d’ailleurs, comme nombre d’autres arguments, de son Traité des Principes[7]. Et il « s’excuse » d’ailleurs un peu plus loin de devoir se répéter ainsi (IV 18), ce qui prouve, s’il était besoin, que les arguments du livre de Celse ont encore une certaine actualité au moment où Origène le réfute. Quoiqu’il en soit, on reconnait dans cette interprétation spirituelle qu’Origène oppose à la lecture littérale de Celse une conception de l’Ecriture dans son unité. Unité des livres bibliques dans leur diversité, d’une part : ainsi, le Dieu d’amour du NT est aussi celui qui inspire l’AT (argument qu’Origène n’aura de cesse de faire valoir contre Marcion notamment) ; mais aussi unité entre le fond et la forme : si le Logos s’est fait chair par amour, c’est bien selon ce critère de l’amour qu’il faut interpréter les Ecritures.
La lecture spirituelle
C’est finalement là qu’intervient le dernier grand thème concernant l’herméneutique d’Origène, que présente ce passage du livre IV contre Celse. Rappelons pour la forme que les stoïciens, en particulier, étaient très attachés à la conservation des mythes en lesquelles ils reconnaissaient une sagesse primitive, à condition d’en faire une juste interprétation, via l’allégorie, par des correspondances terme-à-terme entre les divinités et les réalités de la nature. « Afin de se concilier les mythes traditionnels sur les dieux, les stoïciens font un usage abondant des étymologies et surtout de l’interprétation allégorique. Ils cherchent à donner aux mythes et aux figures divines une signification physique, de façon à pouvoir les insérer dans leur philosophie corporéaliste. »[8] L’école d’Alexandrie, et Origène avec elle, fait sienne cette pratique, en particulier pour la lecture de l’AT. Pourtant Origène avait largement de quoi rejeter une telle méthode, qui favorisait la conservation de religions populaires considérées par le chrétien comme idolâtres, et par le platonicien (tel Origène), comme avilissante. C’est en quoi on peut dire que le recours à l’allégorie par Origène porte des enjeux polémiques et apologétiques[9]. C’est ainsi qu’Origène répond aux moqueries de Celse sur ce qu’il croit être la conception chrétienne de l’intervention de Dieu dans le monde et dans l’histoire : « Est-ce que ces récits [bibliques], surtout compris comme il faut, ne paraissent pas beaucoup plus dignes de respect que celui de Dionysos, trompé par les Titans […] ? Est-il permis aux Grecs d’en faire l’application à la doctrine de l’âme et de l’interpréter au figuré, tandis qu’on nous ferme la porte, nous interdisant une interprétation logique, concordante et harmonisée en tous points avec les Ecritures inspirées par l’Esprit divin qui habite les âmes pures ? » (IV 17).
Mais l’usage de l’allégorie a pour Origène ses fondements dans la Révélation elle-même, en tant qu’elle est au service de la recherche du sens spirituel de l’Ecriture. D’abord parce que la typologie que saint Paul applique à certaines grandes figures de l’AT en lien avec le Christ n’est pas sans rapprochement avec la lecture allégorique. Et ensuite, parce que cette lecture se fonde dans un principe qui sera un critère fondamental de l’exégèse origénienne : « Dieu emploie dans la Bible des anthropomorphismes dans un but pédagogique, afin de se faire comprendre »[10]. Aussi faut-il interpréter, et progresser dans l’interprétation, du sens littéral vers le sens spirituel. Cet argument de la pédagogie divine du Logos, Origène le rappelle clairement dans notre passage comme base argumentative contre ce que Celse oppose à l’immuabilité de Dieu : « il y a en effet des formes différentes du Logos, sous lesquelles il apparaît à chacun selon le degré de sa progression vers la connaissance » (IV, 16). Ce faisant, Origène raccorde encore une fois le fond et la forme, et fait valoir l’unité de l’Ecriture. Il y a plusieurs sens de l’Ecriture, plusieurs « niveaux de lecture », dirait-on aujourd’hui, parce que Dieu se révèle ainsi : avec pédagogie. L’herméneutique d’Origène est ainsi intrinsèquement liée à sa théologie du Logos.
Conclusion
Origène peut bien répondre à Celse qui critique l’Ecriture… en citant l’Ecriture. Non seulement parce qu’il en expose les justes critères d’interprétation, mais en plus parce qu’il met en évidence que ces critères sont intrinsèques à l’Ecriture elle-même, qu’il y a une parfaite cohérence, une analogie, entre le fond et la forme. Il y a pour Origène une unité de toute l’Ecriture. C’est ici ce qui lui permet de conclure que « Celse, n’a donc pas vu du tout l’intention (βούλημα) de nos Ecritures ; aussi est-ce sa propre interprétation qu’il attaque, et non celle des Ecritures. » (IV 17) #Repasa ! Celse ne comprend pas les Ecritures, parce qu’il ne les lit pas dans leur logique propre, dans leur unité, mais avec légèreté, mépris, et par le filtre vicié d’une philosophie qui n’a pourtant rien pour prétendre à plus d’autorité et de valeur. Origène déploie quant à lui un génie propre, et une foi sans faille dans l’inspiration de l’Esprit Saint, pour tracer au croyant un chemin dans la connaissance de Dieu à partir de la lecture des saintes Ecritures. Ce qui fera dire à Benoit XVI : « sa théologie est la symbiose parfaite entre la théologie et l’exégèse. En vérité, la marque propre de la doctrine origénienne semble résider justement dans cette invitation incessante à passer de la lettre à l’esprit des Écritures afin de progresser dans la connaissance de Dieu. »[11] Dans le même enseignement, Benoit XVI invitait son auditoire à « accueillir dans le cœur l’enseignement de ce grand maître dans la foi. » L’invitation vise d’autant plus juste que, nous venons de le voir, l’argumentation d’Origène et les problèmes auxquels il s’affronte dans un tel texte sont d’une brûlante actualité : comment ne pas reconnaître dans les accusations de Celse et ses arguments quelque chose de la manière dont notre monde sécularisé interpelle les chrétiens dans leur foi, et dans leur rapport à la Révélation en particulier ! Et elle nous pose la question : sur quelle méthode, sur quels critères, fondons-nous aujourd’hui la défense de la foi ? En attendant de pouvoir mieux répondre à cette question, avec l’aide précieuse de guides tels que le document de 1993 publié par la commission biblique pontificale, nous faisons nôtre la prière de Benoit XVI pour demander au Seigneur « de nous donner aujourd’hui des penseurs, des théologiens, des exégètes, qui découvrent ces multiples dimensions, cette actualité permanente de la Sainte Écriture, sa nouveauté pour aujourd’hui »[12], et retournons de ce pas à l’étude de la Bible.
- [1] Benoit XVI, Audience générale du 25 avril 2007. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 26 avril. Paru dans La Documentation Catholique n° 2382 du 17/06/2007, p. 559
- [2] Origène, Contre Celse I, M. Borret (trad.), SC 132, éd. Cerf, Paris, 1967, p. 7.
- [3] H. Crouzel, Origène, Paris, éd. Lethielleux, 1985, p. 94.
- [4] Augustin, in Tract. Ev. Jo., 29,6.
- [5] H. Crouzel, Origène et la Philosophie, éd. Aubier, 1962, p. 29.
- [6] Origène, in Hier. hom. XX 1, 1.
- [7] Origène, princ. I 1, 2 : « Que fait-il là qui soit digne de louange, s’il est un feu consumant de telles matières [bois, foin, paille] ? Mais considérons donc ce que Dieu consume et supprime : il consume les mauvaises pensées, il consume les actes honteux, il consume les désirs de péché, lorsqu’il pénètre dans les intelligences des croyants. »
- [8] Commentaire de Richard Dufour in CHRYSIPPE, Œuvre philosophique, t. 2, Paris, Les Belles Lettres 2004, p. 533.
- [9] Même si cela ressort plus clairement dans l’exégèse spirituelle de l’AT qu’Origène oppose à l’interprétation juive. Voir H. Crouzel, Origène, p 95.
- [10] Origène, in Hier. hom. XVIII 6, 48-122.
- [11] Benoit XVI, Audience générale du 25 avril 2007.
- [12] Ibid.