Que l’on soit passionné d’histoire ou attaché de cœur à la Tradition chrétienne, ce n’est pas sans un intense émoi que l’on déroule la Didachè. D’un genre tout autre que les textes du Nouveau Testament, la Doctrine des douze apôtres, comme la désigne son titre principal, semble nous renvoyer à l’aurore d’une société de croyants, printemps d’une terre enchantée par l’éclosion de ses premières institutions ; et ce, moins d’une vie d’homme après qu’elle fut fécondée par l’événement pascal. En effet, la Didachè est un texte grec dont la datation fait débat, mais qui renvoie globalement au début du deuxième siècle de notre ère. Il est en général assez peu connu en dehors du monde des universitaires ou des ecclésiastiques, mais a pourtant eu une importance considérable au début de l’ère chrétienne. Ce n’est pas un texte canonique, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais il l’a pourtant été au début de l’ère chrétienne : fréquemment lu dans les assemblées au même titre que les épîtres de Paul, cité avec grande révérence par les Pères de l’Eglise, il est encore cité à notre époque dans les textes du magistère de l’Eglise catholique. Le texte grec a longtemps été perdu, puis finalement retrouvé sur un manuscrit (Hierosolymitanus 54) à la bibliothèque du Saint Sépulcre, à la fin du XIXème siècle. Il fait depuis l’objet de nombreuses études. Si tu ne le connais pas, je te recommande d’aller vite parcourir le texte avant de continuer la lecture de cet article : il s’agit d’un texte très court, c’est très rapide, tu verras.
Les études modernes divisent le texte en 4 parties. Je m’intéresserai ici plus directement à la deuxième partie, comprise dans les chapitres 7 à 10 et qualifiée de « partie liturgique » : une section particulièrement riche d’indices, trésors enfouis dans les replis de sa structure et de son lexique, nous donnant d’apercevoir quelques traits saillants de la communauté d’où a pu jaillir le texte. Note qu’il n’est plus question aujourd’hui de discuter de l’ancrage de la communauté didachiste dans le judaïsme du premier siècle : cela a largement été démontré par la critique[1], dont on peut se contenter de quelques arguments : la présence des termes en hébreu, comme « Maranatha, Amen, Hosanna » (Did 9,6), les références à « David » (Did 9,2 ; 10,6), ou encore au « saint Nom » divin (Did 9,2), n’en étant que les plus visibles. En creusant plus loin, nous pouvons surtout chercher à préciser un peu mieux de quelle forme de judaïsme il pouvait s’agir[2]. En outre, il m’importera de lire ces chapitres dans l’hypothèse qu’ils se destinent aux convertis de la gentilité, prenant finalement au sérieux le second titre du manuscrit Hierosolymitanus 54 de la Didachè : « Doctrine du Seigneur aux nations par les douze apôtres ». Ce sera ainsi l’occasion de voir comment, au travers des questions liturgiques, se dessinent les remparts d’une communauté, fragile citadelle, implantée sur la frontière qui sépare Israël des nations.
Un baptême d’abord juif
Je l’ai dit en introduction, de nombreux indices montrent l’enracinement des auteurs du texte dans le judaïsme de leur époque. C’est aussi sous cet angle qu’il faut considérer le baptême dont il est question au chapitre 7. Il s’agit certes d’une pratique chrétienne, mais qui n’a pas jaillit ex-nihilo. La Didachè présente en effet un rite d’immersion (Did 7, 1-4) dans son plus pur substrat juif, telle qu’il pouvait être pratiqué dans certaines sectes baptistes. Ce qui pourrait bien être une interpolation plus tardive – les versets en « tu » du chap. 7 (Did 7, 2-4) – témoigne, quoiqu’a posteriori, d’un développement typiquement hallakhique de la pratique baptismale[3]. On discute sur la manière de baptiser, proposant divers usages de substitution, en une sorte de casuistique que l’on retrouve dans la littérature rabbinique. Par ailleurs, le sens de l’immersion et sa raison d’être sont tellement évidentes pour les auteurs qu’il ne s’agit même pas d’en faire état. Il est plutôt question de la mise en application concrète et de sa jurisprudence. Si bien que, s’il est vrai que la manière juive de la discussion sur les eaux du baptême n’engage pas directement l’origine de la pratique sur laquelle elle se porte, l’auteur semble pourtant porter sur ladite pratique une réflexion nettement plus avancée que ce que supposerait un rite nouveau, pour une communauté étrangère aux pratiques baptismales.
Nous savons peu de choses sur les sectes baptistes dans le judaïsme du premier siècle[4] sinon une chose importante, qui s’impose de par l’usage du rite lui-même : elles se placent, du moins avant 70, en opposition nette au judaïsme du Temple, et donc aux courants dominants du judaïsme du Ier siècle. En effet, l’un des premiers enjeux du baptême d’eaux vives est la rémission des péchés, comme on peut le voir au sujet du baptême de Jean dans les évangiles. La pratique traduit, au moins avant la destruction du Temple, une évidente prétention à se substituer à l’ordre cultuel traditionnel, qui opérait cette rémission des péchés par les sacrifices sanglants sur l’autel du Temple. A priori, dans la Didachè, rien ne laisse penser à une opposition directe à l’institution du Temple (qui ne serait de toute façon plus d’actualité après sa destruction). Mais en regardant de plus près, on peut en déceler quelques traces.
Un courant marginal
D’abord, le texte témoigne d’une vive volonté de se démarquer d’autres courants du judaïsme, représentés par ceux qu’il désigne par deux fois comme « les hypocrites » (Did 8,1.2). Comme pour le baptême, nous voyons d’ailleurs que la pratique du jeûne régulier, enracinée elle aussi dans le judaïsme[5], n’est pas questionnée en tant que telle, mais uniquement dans sa formalisation, par un souci de différenciation d’avec d’autres courants ou communautés. Il faut préciser ici que les jours de jeûne des « hypocrites » correspondent aux jours de marché et de rassemblement à la synagogue, dans le cadre de la progressive mise en place d’un cycle annuel de lecture continue de la Torah[6]. De fait, ce rassemblement à la synagogue, aux jours d’effervescence publique, est fortement lié au moins à la prière, et très probablement à la pratique du jeûne : le chapitre 6 de l’évangile de Mathieu, qui n’est pas sans avoir de très fortes résonances avec Did. 8, nous projette quant à l’aumône, la prière et le jeûne, justement dans les synagogues, les rues et les carrefours. Si on ajoute à cela, dans la pratique de la prière trois fois par jours, la substitution du Shema par le Notre Père, on peut dire que les « hypocrites » semblent ici se superposer – à gros traits et en bloc – au judaïsme synagogal « institutionnel ». Or pour ce qui est de la communauté didachiste, cette opposition semble moins subie, comme on peut le dire par ailleurs de la communauté d’où émane l’évangile de Jean et de ses allusions à l’exclusion de la synagogue, que d’une démarcation positive, claire et assumée. Témoigne dans ce sens la prescription des jours de jeûne alternatifs : le quatrième jour (mercredi) et le jour de préparation (Did 8,1). Sur ce point, il me semble qu’il faut prendre au sérieux l’hypothèse d’un lien entre ces jours – le choix du mercredi, en particulier – avec le calendrier des Jubilés, dans lequel le mercredi est d’une importance liturgique majeure[7]. Les sectes juives préférant ce calendrier solaire au calendrier lunaire qui fut celui du Temple et du judaïsme synagogal, se situaient précisément en nette opposition aux courants dominants du judaïsme du premier siècle. Et le choix de ce quatrième jour comme jour de jeûne, assumé comme distinction d’avec la pratique dominante, pourrait bien témoigner en faveur d’un lien entre la communauté didachiste et ces courants sectaires marginaux.
Un autre argument peut venir appuyer l’idée de cette opposition d’avec le judaïsme dominant : celui de l’eschatologie dont témoignent les deux prières d’action de grâces (Did 9-10). On y retrouve par deux fois un motif eschatologique typiquement juif, en particulier dans un contexte de diaspora : celui du rassemblement des élus dispersés (Did 9,4 et 10,5). Pourtant, le silence du texte sur Israël ou même seulement sur la notion de peuple, pour lui préférer la notion d’assemblée (ἐκκλησία), est on ne peut plus évocateur[8]. La substitution du « peuple (dispersé) de Dieu » par « l’église dispersée de Dieu » ressort clairement. Par ailleurs, l’église pour laquelle il est demandé qu’elle soit rassemblée, est qualifiée de « sanctifiée » (Did 10,5), parallèle insistant, s’il était encore besoin, avec le peuple de prêtres, peuple élu, qu’est Israël. Enfin, le messianisme davidique dont il est fait mention (Did 9,2) pourrait même se comprendre, dans ce contexte, comme une négation de l’héritage royal/messianique prétendu par la dynastie asmonéenne en particulier, et de là, par tous les courants qui s’y rattachent. Ajoutons à cela le fait que la formules « Pour ton Saint Nom que tu as fait habiter dans nos cœurs » (Did 10,2) est manifestement tirée d’une formule de bénédiction de la liturgie juive, qui évoquait originellement le Temple. Par un un jeu de transformation, le texte remplace ici le Temple par le cœur des croyants, comme demeure de la Shekinah, la Présence divine[9]. Enfin, il faut convoquer ici l’importance du lexique sapientiel de ces chapitres, en particulier la référence par deux fois à la « gnose » (Did 9,3 et 10,2), qui pourrait préciser encore un peu plus les traits de cette communauté. Il s’agit d’un trait théologique qui prolonge d’ailleurs parfaitement les chapitres précédents : la doctrine des deux voies pouvant se lire elle aussi comme un texte non seulement typiquement « juif » (quoiqu’il en soit des résonances évangéliques du chapitre 1), mais également comme très proche des traditions qumraniennes, ainsi que des traditions sapientielles du judaïsme palestinien et des communautés de diaspora[10].
En résumé, tout ceci nous conduit à percevoir dans la signature didachiste, les traits d’une communauté juive émanant plutôt des courants sectaires en très forte opposition au judaïsme mainstream de son époque, influencée par la littérature sapientielle et proche des courants baptistes.
L’ouverture aux gentils
Mais s’il y a bien une caractéristique forte de la communauté didachiste, c’est en définitif l’accueil en son sein, par le baptême, des païens convertis à la foi en Jésus. C’est déjà quelque chose qui transparaît de ce que nous avons vu précédemment, dans la subtile substitution du peuple par la communauté, et le silence dans le rite sur Israël. Dire cela n’est pourtant pas en contradiction avec ce que nous avons développé juste avant, quant à l’enracinement profond dans la tradition juive. Et il est vrai, si l’on regarde les prières d’action de grâce, que certaines formules (comme la « vigne de David », par exemple) paraissent a priori incompréhensibles pour des simples païens. Toutefois, les symboles portent en eux aussi une signification « naturelle » qui n’est pas inaccessible à l’intelligence non juive[11]. Mais surtout, il faut répondre à cela que les prières sont d’abord des prières, et qu’a priori ce sont les « prophètes » qui sont désignés comme officiant de ces actions de grâces (Did 10,7). Or prétendre que les baptisés dont il est question au chapitre 7, de facto intégrés au repas communautaire (Did 9,5), proviennent de la gentilité n’implique en rien que les « prophètes » officiants proviennent eu aussi du monde païen. Aussi, l’essentiel demeure, à savoir que la prière soit intelligible pour l’officiant.
Par ailleurs, il faut prêter attention à l’introduction du chapitre 7 : «, après avoir enseigné tout ce qui précède » (Did 7,1). Cette mention oblige à considérer l’enseignement des « deux voies » comme une catéchèse prébaptismale. Le rappel du plus grand commandement, au début de la « voie de la vie », suivi immédiatement de l’énoncé de la règle d’or (Did 1,2), fait penser à ce passage bien connu de la tradition rabbinique dans lequel R. Hillel le grand énonce cette règle d’or comme synthèse de la Torah, à l’étranger promettant de se convertir si on lui enseigne « toute » la Torah pendant le temps qu’il peut tenir sur un pied (TB Shabbat 31a). Mais ce rapprochement ne dit pas grand chose, en réalité. Il est plus intéressant de constater que le chapitre 2 de la voie de la vie est ni plus ni moins qu’un équivalent du décalogue (Did 2), auquel il serait vain d’initier un nouveau membre s’il était déjà juif. Dans le même ordre d’idée, on peut se demander quel juif du Ier siècle normalement constitué aurait eu besoin qu’on lui rappelle de ne pas manger de viandes immolées aux idoles (Did 6,3).
En résumé, il est incontestable que l’enseignement des deux voies est une catéchèse pré-baptismale ajustée aux gentils, candidats à l’entrée dans la communauté. Nous sommes là devant un rite initiatique, dont nous allons pouvoir maintenant préciser certaines des caractéristiques.
L’entrée dans le foyer chrétien
Comme j’ai commencé de le suggérer précédemment, il faut se méfier du découpage radical du texte : en effet, il est important, pour comprendre la nature du rite exposé dans ce document, de ne pas dissocier le baptême de l’enseignement qui le précède. Cette question de la structure du texte est en réalité très délicate, parce que, comme les textes bibliques, la Didachè n’a pas échappé à cette tendance dominante de la critique moderne à tronçonner les textes, souvent motivée par la volonté d’élaboration d’une histoire rédactionnelle, aux dépends des éléments d’unification[12].
L’un des grands débats sur la Didachè concerne la nature du repas dont il est question aux chapitres 9 et 10. Les prières sont-elles celle d’une célébration eucharistique (au sens où nous l’entendons dans la tradition chrétienne) ou les bénédictions d’un simple repas communautaire ? A dire vrai, poser la question trahit déjà une focalisation sur une distinction qui, aux temps apostolique, n’est peut-être pas si signifiante qu’on voudrait le croire. Quoiqu’il en soit, il me semble qu’il faille tenir une troisième voie, à savoir que le repas dont il est question s’inscrit dans la continuité du baptême évoqué au chapitre 7. Que ce repas ait plus qu’une connotation eucharistique semble assez évident. Mais ceci ne doit pas nous détourner de ce qui justifie sa présentation à cet endroit du texte, dans la continuité du rite d’accueil d’un nouveau membre de la communauté.
Il serait trop long ici d’argumenter en détail, d’autant que la thèse d’un repas eucharistique post-baptismal, comme partie intégrante du rite, a été merveilleusement bien soutenue par Jonathan Draper[13], tant par les voies de la critique interne, en particulier quant à la structure du texte, que par celles de la critique externe : nombre de textes patristiques évoquent en effet un schéma de rite baptismal comprenant, comme dans la liturgie didachiste, une catéchèse préparatoire, le baptême proprement dit, et le repas en commun. Ce n’est d’ailleurs que dans cette perspective de lecture que l’on peut expliquer un détail troublant du texte : le fait que l’allusion à la conversion et à la rémission des péchés, la métanoia (Did 10,6) qui est normalement l’objet même du baptême dans les pratiques baptistes, absente du chapitre 7, se trouve en réalité à la fin de l’action de grâce[14]. De même, la surprenante mention de « la vigne de David » (Did 9,2) dans la prière d’action de grâce introduisant un parallèle entre David et Jésus et permettant de confesser la messianité de ce dernier, se prête tout à fait au contexte du baptême, comme en témoignera l’homilétique baptismale un peu plus tardive[15].
Un rite connu des auteurs du Nouveau Testament
C’est donc à la table communautaire que le païen est conduit par la catéchèse et l’immersion. Je voudrais maintenant oser un parallèle avec ce que nous apprenons par ailleurs dans l’oeuvre lucanienne du Nouveau Testament, en convoquant en particulier le récit du baptême de Lydie par Paul, en Ac 16, 11-15. A priori, s’il y est bien question d’une rencontre en un « lieu de prière », et d’un enseignement suivi d’un baptême en eaux vives, il n’est pas fait mention d’un quelconque repas, encore moins d’une « eucharistie ». Pourtant la fin de la péricope doit retenir l’attention : en indiquant qu’après son baptême, Lydie « contraint » Paul et les siens à demeurer chez elle (Ac 16,15), l’auteur ne manque pas de faire un renvoi, par ce verbe très rare (παραβιάζομαι) qu’il n’utilise que deux fois et que nul autre texte du NT n’atteste, à un autre passage de son œuvre qu’est le récit des pèlerins d’Emmaüs, en Lc 24,29 : les deux hommes y « contraignent » Jésus à demeurer avec eux pour la suite que l’on sait : la fraction du pain[16]. L’art lucanien de la syncrisis est bien connu, en particulier pour ce qui est des parallèles entre hommes et femmes. Mais il sert aussi un dessein théologique de l’auteur. Or ici, la légendaire hospitalité de Lydie à l’égard de Paul et de ceux qui l’accompagne, remarquée par tous les commentateurs, s’offre en réplication de l’hospitalité post-pascale des pèlerins d’Emmaüs, et n’a donc rien moins qu’une portée eucharistique. Considérant cela, on peut dire que le schéma de la scène en Ac 16 reprend bien la séquence : enseignement, baptême, repas eucharistique.
Quant aux pèlerins d’Emmaüs, qui ont fait hospitalité à celui qu’ils considèrent comme un « prophète » (Lc 24,19), ils ont eux aussi reçu une catéchèse, accueilli le maitre à demeure et rompu le pain avec lui. Mais il n’est pas question de baptême. Toutefois, l’évangile fait dire à l’un des pèlerins d’Emmaüs, après la fraction du pain : « notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin » (Lc 24,32), et l’on peut penser ici au parallèle avec cette tradition juive concernant R. Elizer et R. Yehoshua, parcourant l’Ecriture, en passant de la Torah aux Prophètes et des Prophètes aux Hagiographes comme le fait Jésus sur la route avec les deux pèlerins, et se voyant alors entourés d’un feu remplissant toute la maison, en lien avec le feu de la Torah donnée au Sinaï (T.J. Hagigah II, 77b)[17]. On pourrait alors être tenté de lire dans le récit des pèlerins d’Emmaüs une allusion à ce baptême de feu, que Jean le Baptiste oppose à son baptême d’eau plus tôt dans l’évangile (Lc 3,16). De fait, le « prophète » qui vient à la rencontre des deux pèlerins n’est autre que Jésus lui-même, et c’est en quelques sortes la plénitude du baptême qu’ils reçoivent de lui, comme par anticipation du don de l’Esprit lors de la Pentecôte, sous forme de langues de feu.
Pour revenir à la notion d’hospitalité, notons qu’elle n’est pas étrangère au texte de la Didachè. On peut d’ailleurs prolonger substantiellement la thèse de J. Droper : en effet, si dans la Didachè cette hospitalité ne peut qu’être supposée pour au moins l’un des membres de la communauté, du fait de la prise d’un repas en commun, elle est pour le moins explicite dans la suite du texte. En effet, la partie liturgique s’achève par la mention des « prophètes » comme officiants de l’action de grâce dont il vient d’être question (Did 10,7). Or jusqu’à ce qui sera justement la prochaine mention de l’eucharistie (Did 14) – étrange redondance – les chapitres suivants concernent précisément l’hospitalité due aux prophètes. Une fois de plus, ici entre la fin du chapitre 10 et les trois chapitres suivants, le lien entre les chapitres empêche de couper le texte en deux parties distinctes.
On peut en conclure que l’ensemble de ces chapitres, du premier au treizième, procède de ce processus d’entrée de nouveaux membres au sein de la communauté ecclésiale, processus au centre duquel se trouve le baptême : comme la catéchèse, le jeûne, la prière, le baptême lui-même, suivi du repas eucharistique, l’accueil à demeure des prophètes ou apôtres comme officiants probablement du baptême, plus certainement de l’action de grâce, semble faire partie intégrante d’un large processus d’initiation de nouveaux membres issus plus particulièrement de la gentilité. Le schéma ne serait pas étranger aux auteurs du NT, l’auteur lucanien en particulier.
Conclusion
Le texte de la Didachè témoigne donc d’une pratique communautaire qui prend sa source dans un courant du judaïsme, plus marginal que marginalisé, et ouvert aux païens convertis à la foi au Christ. On ne peut s’empêcher de songer au fait que ces caractéristiques croisent fort bien ce que le NT nous dit de la communauté de Jean Baptiste. Lui-même considéré comme un prophète, il semble donner une dimension universelle à son baptême, par lequel s’opère le pardon des péchés. Les évangiles font clairement s’enraciner le ministère de Jésus dans la suite de celui du Baptiste, ce qui témoigne, de la part des auteurs du NT, d’un certain attachement traditionnel à cette communauté, quand bien même elle prétendrait la dépasser (?). Pour ce qui est des apôtres, c’est d’autant plus manifeste si l’on prend au sérieux l’évangile de Jean qui fait de l’apôtre André un disciple de Jean Baptiste (Jn 1,40). Tout ceci ne fait finalement qu’appuyer ce qui se dégage de la Didachè quant aux caractéristiques de sa communauté d’origine, et donne par ailleurs un crédit non négligeable au titre du texte. Nous avons pu constater par ailleurs que le rite baptismal, et son repas, n’était pas une pratique étrangère aux auteurs du NT, semblant en particulier être celle de Paul pour ce qui est de l’intronisation des païens à la communauté des disciples du Christ.
Se représenter la pratique baptismale dans ce contexte d’hospitalité, de transmission et de repas partagé, où tout s’accomplit autour de la table, à la maison, en fait quelque chose de particulièrement touchant. Cette représentation laisse aisément l’imaginaire confondre cette église primitive avec ce que serait une famille, au sens propre : un groupe de frères, réunis dans la joie autour de la table. Mais il s’agit alors d’une famille qui s’élargit rapidement, et accueille au gré de l’Esprit, dans la foi en Jésus Christ, de nouveaux fils d’un même Père, dans la chaleur protectrice et bienveillante de cette grande fratrie.
- [1] Sur ce point, je me contenterai de renvoyer à l’introduction de La doctrine des douze apôtres (Didachè), (trad. W. Rordorf et A. Tuillier, SC 248), éd. Cerf, Paris, 1978.
- [2] En particulier dans le contexte actuel d’élaboration des nouveaux paradigmes de recherche historique sur la séparation progressive des chrétiens d’avec la synagogue
- [3] J. Draper, « The Didache », The Apostolic Fathers. An Introduction, Baylor University Press, 2010, p. 11 : “What follows shows concern mostly about the “grades of purity” of water may be used, in a manner similar to rabbinic discussions on the same topic (7.2-3)”.
- [4] J.-P. Lémonon, « Les baptistes », Le monde où vivait Jésus, éd. Cerf, Paris, 1998, pp. 705-714. S. C. Mimouni, Les chrétiens d’origine juive dans l’antiquité, éd. Albin Michel, 2004.
- [5] F. Manns, L’Israël de Dieu. Essai sur le christianisme primitif, Franciscan Printing Press, Jerusalem, 1996, p. 169-170. A propos de l’institution juive du ma’amad et plus globalement de la pratique du jeûne dans le judaïsme, l’auteur indique « La Didachè 8 témoigne de la diffusion des pratiques ascétiques dans les milieux chrétiens primitifs. Les deux jours de jeûne qui furent choisis, le mercredi et le vendredi, devaient permettre de distinguer les chrétiens des juifs ».
- [6] Dans la pratique juive du premier siècle et du début du second siècle, se met peu à peu en place une lecture continue de la Torah à la synagogue. Ce fut vraisemblablement l’occasion d’une controverse entre R. Meir et R. Juda au milieu du IIème siècle, visant à déterminer s’il fallait préférer un cycle triennal ou un cycle annuel de lecture. Or nous apprenons à cette occasion que pour les partisans de R. Meir et du cycle annuel, outre le jour du Shabbat, on se rassemblait pour lire la Torah précisément le lundi et le jeudi, jours de marché. Voir notamment C. Perrot, « La lecture de la Bible dans les synagogues au premier siècle de notre ère », La Maison Dieu, n°126, p. 30.
- [7] La doctrine des douze apôtres, p. 37, dans sa note 3, ne semble pas adhérer à cette thèse soutenue par A. Jaubert. Pourtant, je prends le parti ici de considérer cette hypothèse comme fondée, en raison même du faisceau d’indices constitué par les divers critères d’opposition de la communauté didachiste au judaïsme mainstream de son époque, et donc aussi à son calendrier lunaire.
- [8] D. Flusser, Jésus, éd. de l’Eclat, Paris – Tel Aviv, 2005, pp.228-229 : « Si en Jean 11,52 le rassemblement des fidèles non juifs est mentionné en lien avec celui de la nation juive, dans les deux épitres aux Thessaloniciens comme dans la Didachè le rassemblement de l’Eglise est évoqué sans connexion avec le rassemblement d’Israël. La situation se dégrade dans ce que l’on appelle le Cinquième Esdras et dans le Dialogue du juif Tryphon de Justin Martyr (vers 100-105 è. c.), en 26,1 ; 80,1 ;113,3-4 et 139,4-5. »
- [9] La doctrine des douze apôtres, p. 179, note 4.
- [10] La doctrine des douze apôtres, pp. 23-30.
- [11] J. Draper, « Ritual process and ritual symbol in Didache 7-10 », Vigiliae Christianae, Vol. 54, n°2, 2000, pp. 125-126.
- [12] Ainsi J.-P. Audet, La Didachè. Instructions des apôtres, éd. Gabalda, Paris, 1958, concernant par exemple la formule « après avoir dit auparavant tout ce qui précède » (Did 7,1), qu’il considère comme une interpolation tardive. Dans la suite, je privilégierai l’hypothèse d’une unité du texte.
- [13] J. Draper, « Ritual process and ritual symbol in Didache 7-10 », Vigiliae Christianae, Vol. 54, n°2, 2000, pp. 121-158. Il reprend cette thèse dans son introduction à la Didachè. The Apostolic Fathers, p. 11.
- [14] De même qu’on ne peut comprendre l’ajout sur les parfums, dans la leçon copte du texte, à la fin de cette action de grâce, que dans un contexte baptismal.
- [15] J. Daniélou, Etudes d’exégèse judéo-chrétienne (les Testimonia), (Théologie Historique 5), éd. Beauchesne, Paris, 1966. Au chapitre VI, traitant d’un midrash judéo-chrétien sur Is 5,1-7, l’auteur rappelle l’usage de la figure de la vigne dans le contexte baptismal, en citant en exemple des textes de Zénon et d’Astérios (IV ème siècle de notre ère).
- [16] Pour le détail du parallèle fait par l’auteur lucanien entre les deux passages, voir l’article de M. Rastoin, « Cléophas et Lydie: un ‘couple’ lucanien hautement théologique. », Biblica, Vol. 95, 2014, pp. 371-387
- [17] Cf. M. Collin et P. Lenhardt, Evangile et Tradition d’Israël, (CE n°73), éd. Cerf, 1990, p.15.
Merci pour cette belle analyse!
Cela m’a permis de lire en entier la Didachè. Bravo de rapporter ainsi le lien entre le baptême de Lydie et les disciples d’Emmaüs avec le « baptême de feu » qui préfigure la Pentecôte.
J’aoi été aussi très frappé des critères de discernement des faux prophètes, et de cette grande méfiance vis-à-vis de l’argent qui transparaît dans le texte : terriblement d’actualité, entre les textes du Pape, et ceux d’aujourd’hui et de dimanche prochain.
D’où tires-tr les illustrations? J’imagine que c’est le texte grec (par contre, malgré mes notions de grec, je butte sur la graphie, qui ne doit pas être si ancienne que cela) et…icône de St Luc?