Ce dimanche, la liturgie nous a donnés d’entendre ce passage de l’évangile de Jean, dans lequel Jésus, s’adressant à Nicodème, évoque l’épisode de l’élévation du serpent d’airain par Moïse au désert (Nb 21,4-9). Il s’agit d’un récit que le croyant connait en général assez bien, sans être toutefois toujours en mesure de le situer clairement dans le long périple de la sortie d’Egypte.
Il ne faudrait pourtant pas que l’habitude éventuelle empêche le lecteur de faire place à l’étonnement, dans une redécouverte de ce récit de l’Ancien Testament. Car une première lecture de ces versets du livre des Nombres ne manque normalement pas de surprendre : en demandant à Moïse de réaliser un serpent d’airain et de le porter en étendard, YHWH ne demande-t-il pas, ni plus ni moins, que de transgresser l’un des premiers interdits du Décalogue ? « Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. » (Ex 20,4). Après l’épisode du veau d’or (Ex 32), l’instruction donnée par Dieu de fabriquer et d’afficher au regard du peuple un serpent d’airain peut paraître difficile à comprendre.
Une chose est certaine, c’est que le sens de ce passage narratif ne se livre pas dans un survol trop rapide. Et même, l’entendement résiste, comme une invitation du récit à toujours l’actualiser, le considérer en véritable typos[1]. Aussi, pour tenter d’y voir plus clair, il nous faudra d’abord replacer ce passage dans son contexte. Car si le livre des Nombres a trop souvent été la proie d’une lecture exclusivement historique, ou d’un érudit découpage historico-critique, on ne peut faire l’économie d’une analyse synchronique ; laquelle nous fera prendre une nécessaire distance avec l’épisode pour le replacer dans la logique d’organisation littéraire de l’ouvrage[2].
Au bout du rouleau
La récrimination des Hébreux au début de l’épisode (Nb 21,5) sonne comme un refrain qui renvoie le lecteur à tout ce qui précède depuis la sortie d’Egypte : la querelle pour la nourriture, et l’envoi par YHWH de la manne et des cailles (Ex 16), la querelle pour l’eau à Massa et Mériba (Ex 17), les lamentations autour de la manne, et de nouveau l’envoi des cailles, mais cette fois comme une plaie (Nb 11), puis la réédition de la querelle pour l’eau à Mériba, et cette fois, en sus du don de l’eau, le châtiment contre Moïse et Aaron (Nb 20). La redite est voulue et fait son effet. Car justement, derrière l’apparente répétition d’un événement, ce sont les différences et nuances qui sont le plus significatives[3]. Ici, sur le chemin de la mer des joncs (Nb 21,4), YHWH ne donnera ni eau ni nourriture… mais il donnera la vie (et ce n’est là qu’une des nombreuses nuances dans la répétition des conflits entre YHWH et son peuple au désert). Un don qui se situe à un tournant de l’histoire, puisqu’à compter de cette étape, la suite du récit sera comme une introduction à l’entrée dans la terre promise, faite de ces victoires inaugurales, en lieu et place des épreuves, comme un signe que s’accomplit – enfin – la promesse.
Restons cependant sur l’eau, un moment. Si le manque d’eau de Nb 21,5 résonne avec l’épisode de Mériba au chapitre précédent, c’est aussi au service d’une structure littéraire[4]. Car le motif de l’eau court sur l’ensemble Nb 20-21 : elle manque à Qadesh (Nb 20,2) et y est donnée comme un pis-aller, dans l’ombre du châtiment de Moïse et d’Aaron (Nb 20,11), quand on en rappelle les merveilles au Puits des Pères (Nb 21,16-18). « Entre ces eaux du début et de la fin, il sera toujours question d’eau », relève très justement J. Cazeaux[5], qui distingue une structure ayant pour axe de symétrie la mort d’Aaron ; sur une montagne dont le sommet constitue symboliquement le point culminant de ces deux chapitres. L’itinéraire de la fin du chapitre 21 (à partir du verset 10), accélérant brutalement le récit, peut alors être considéré comme un sommaire de transition vers la suite de l’histoire, à la frontière de la terre promise. Nous pouvons dès lors retenir la séquence suivante[6] :
A. Mort de Myriam (20,1)
B. Querelle pour l’eau (20,2-13)
C. Affrontement avec les Édomites – renoncement (20,14-21)
D. Mort d’Aaron (20,22-29)
C’. Affrontement avec les Cananéens – victoire (21,1-3)
B’. Querelle pour le pain et l’eau (21,4-5)
A’. Mort et vie du peuple d’Israël (21,6-9)
L’épisode de Qadesh (Nb 20,1-13) rappelle la querelle d’Ex 17 (soit le début de l’exode des Hébreux), et ce jusqu’au nom du lieu (Mériba). En outre, il se présente comme une arrivée au désert (Nb 20,1), quand celui du serpent d’airain fait office de dernière épreuve avant le début des réjouissances, d’ailleurs précédé par une première « conquête miniature » de Canaan (Nb 21,1-3). La séquence Nb 20 – 21 apparaît alors comme un résumé de toute l’histoire de la sortie d’Egypte, laquelle est comme mise en abîme en sa dernière étape[7]. Car cela sent quand même bien la fin de quelque chose : Myriam meurt, suivie de près par son frère Aaron. De la famille des « chefs », ne reste plus que Moïse, dernier-né des trois, et en sursis, de surcroît. En outre, cette sorte d’épuration massive du peuple par les serpents en ajoute à l’effet. Si bien que l’épisode du serpent d’airain se donne à lire à la fois comme une double conclusion : celle de la séquence Qadesh/frontière de Moab, et celle du grand périple conduisant de l’Egypte aux frontières de Canaan, autrement dit, comme la toute dernière étape d’un long cheminement jusqu’au seuil de l’accomplissement de la promesse.
L’homme vulnérable
« Et ils partirent de Hor-la-montagne (par) le chemin de la mer des joncs pour contourner la terre d’Edom. » (Nb 21,4a). L’introduction de l’épisode fait quitter au peuple – et au lecteur – le lieu de la mort d’Aaron, et comme revenir sur ses pas, vers la mer des joncs et donc vers l’Egypte. Il y a dans ce détour, imposé par la menace édomite (Nb 20,14-21), et pourtant consécutif à une victoire militaire sur le roi d’Arad, quelque chose d’humiliant pour Israël. Nul sentiment soudain d’invincibilité n’a pu naître de cette dernière victoire assurée sur demande par YHWH, puisqu’Israël se sent encore tenu en respect par Edom. Peut-être est-ce cette humilité imposée qui dispose le peuple à la récrimination. Quoiqu’il en soit, le peuple perd patience et/ou se décourage. Littéralement, « la gorge du peuple se rétrécit » (Nb 21,4b). A lire la formule hébraïque dans sa littéralité, on sentirait presque, avec les personnages, une « boule dans la gorge », symptôme ici de la colère et/ou de l’insurmontable angoisse, en tout cas d’une forme d’ardent désespoir, d’un « trop, c’est trop »[8]. Alors – le lecteur en est désormais coutumier – le peuple se plaint et récrimine (v. 5). Tel est l’élément déclencheur du récit, et il n’est pas sans surprendre le lecteur : comment le peuple peut-il se plaindre du manque d’eau, quand peu avant, l’eau jaillissait d’un rocher sur demande (Nb 20,2-11) ?
Le peuple parle donc « contre Elohim et contre Moïse » (Nb 21,4), ce qui induit sur lui un jugement négatif du lecteur ; lequel se place naturellement du côté de Dieu. La désignation ici de Dieu comme Elohim marque une prise de distance du peuple d’avec son Dieu, une anonymisation de Dieu qui procède de la colère. L’agressivité du peuple à l’encontre de Dieu et de Moïse, après l’épisode de la condamnation par Dieu de Moïse et Aaron (Nb 20,12), tend aussi à réhabiliter Moïse, rendu ici solidaire de Dieu dans le rappel de leur action pastorale, autant que dans la récrimination commune dont ils font l’objet. On aurait en effet pu le penser « mis au placard » après sa condamnation, d’autant plus aisément que le peuple se passe spontanément de ses services dans son opposition au roi d’Arad (Nb 21,2-3), où ce n’est plus Moïse, totalement absent de cet épisode, qui négocie quoi que ce soit, ni avec l’ennemi, ni avec Dieu, mais Israël directement, et avec succès qui plus est. Non, le lecteur ne doit pas oublier Moïse, et le récit le rappelle en le situant à nouveau du côté de Dieu.
YHWH envoie alors des « serpents brûlants » (Nb 21,6). Nouvel étonnement du lecteur ! Non pas tant quant à la dénomination des serpents, qui peut tout simplement évoquer la brûlure de la morsure, ou du venin. On peut même penser qu’il s’agit du nom d’une espèce particulière de serpent. La question est surtout : quel lien entre ces « serpents brûlants » et la lamentation du peuple ? Voilà qui est autrement plus obscur que le fait de s’étouffer avec des cailles quand on exige d’avoir de la viande (Nb 11) ! Et la zone d’ombre semble savamment entretenue par les silences du narrateur. Car si le narrataire est désormais coutumier des révoltes du peuple et des « châtiments » en retour, il s’arrête ici devant un silence : il n’est fait aucune mention du fait que YHWH entend la révolte, ni de sa colère. Nous sommes face à quelque chose qui ressemble à un châtiment divin, mais sans procès ni jugement. L’envoie des serpents fait suite à la révolte, sans la moindre médiation. Et jusqu’à la prière de Moïse, Dieu est muet. C’est une nouveauté totale[9]. Dès lors, on peut dire que cette réponse divine à la révolte du peuple, qui arrive sans crier gare, prend la forme d’une correction immanente[10], un événement qui doit susciter l’interprétation des premiers concernés, comme telle famine ou telle sécheresse prolongée, qui survient sans explication, et que dans un récit historico-mythique, le peuple (comme ici le lecteur) doit « interpréter » comme venant de dieux muets. D’autant plus que la présence de serpents dans le désert pourrait apparaître des plus naturelles.
La conséquence de cette immanence apparente de cette réponse-châtiment est d’ailleurs tout aussi nouvelle dans le récit de la sortie d’Egypte, puisque cette fois, c’est le peuple qui vient demander l’intercession de Moïse, et non Moïse lui-même qui réagit directement au jugement divin. Le peuple semble donc avoir compris au quart de tour et fait acte de repentance : « nous avons péché car nous avons parlé contre YHWH et contre toi. Prie vers YHWH et qu’il détourne de sur nous le serpent. » (Nb 21,7). Notons que le peuple ne demande pas que le Seigneur éloigne d’eux « les serpents brûlants », ni qu’il le rende invulnérable à leur morsure, mais qu’il éloigne « le serpent » (הַנָּחָשׁ). Ne boudons pas l’allusion : « le serpent » nous renvoie à Gn 3[11], et dit quelque chose de la compréhension que le peuple a de sa faute. Comme l’animal à la langue bifide et à la morsure empoisonnée, le peuple a eu une parole mauvaise, mordante ; et comme le serpent de la Genèse, cette faute pourrait bien être de même nature que celle qu’il suscite chez Eve : la convoitise (Gn 3,6). Car il était déjà bien question de convoitise quand les fils d’Israël se lamentèrent de devoir manger la manne plutôt que de la viande et les bons mets d’Egypte (Nb 11,4-6).
Que convoite donc le peuple ici ? Il a signifié son dégoût du « pain de misère », ainsi que sa plainte d’avoir quitté l’Egypte et d’être confronté à la mort dans le désert (Nb 21,5). Le peuple espérait-il une vie éternelle en Egypte ? Certes non, mais peut-être plus certainement une postérité, à laquelle il craint de devoir renoncer ici dans le désert. La condition de l’hébreu en Egypte était celle de l’esclave. Dans le désert, c’est sa condition de mortel qui lui est rappelée avec force : libre certes, mais mortel. Et, rappelons ici que ce n’est pas le manque du nécessaire pour survivre qui lui rappelle cette condition : le peuple a de quoi manger et de quoi boire, miraculeusement fourni par YHWH. Mais ce qu’il lui est donné pour vivre, il ne le doit pas à son propre travail : tout lui vient de Dieu. La nourriture lui est donnée comme à un mendiant. Et c’est cela qui lui rappelle sa condition mortelle : il tient sa vie de Dieu, uniquement de Dieu. Ce qu’il convoite alors ? Une condition d’esclave, peut-être, mais dans laquelle ce qu’il mange et boit est d’une manière ou d’une autre le fruit de ses propres efforts, non le fruit de la seule générosité divine.
Et Dieu créa la vaccin[12]
Le peuple est (re-)venu vers Moïse pour confesser sa faute et demander son intercession. Il y a ici comme un retour du bon ordre des choses : le peuple reconnait (à nouveau ?) le rôle de médiateur de Moïse, et la nécessité de son intercession, en même temps qu’il reconnait sa faute. Et Moïse s’exécute, sans dire un mot. La réponse de Dieu est le lieu d’un nouvel étonnement pour le lecteur : pourquoi, plutôt que d’interrompre simplement l’envoie des serpents, YHWH demande-t-il à Moïse de faire un « brûlant » et de le porter en étendard en guise de remède ? Nous l’avons vu, la consigne est des plus surprenantes, la confection du remède ressemblant étrangement à la fabrication d’une idole[13]. A la suite du peuple, Dieu transgresserait-il ses propres interdits ? Face au poison de la convoitise, la nature du remède donné par Dieu a de quoi paraître dangereux ; danger confirmé par le fait que, bien plus tard (dans le temps du récit), le roi Ezechias, dans son entreprise de redressement et de purification du culte, devra faire disparaître les hauts-lieux, briser les stèles, mais aussi couper le poteau sacré et mettre en pièces le serpent d’airain fabriqué par Moïse (2R 18,4). Voilà donc bien un remède à la convoitise qui, avec le temps, s’est transformé en mal : celui de l’idolâtrie.
N’y avait-il donc pas pédagogie moins incertaine que de proposer au regard des israélites une statue de serpent sur un étendard ? C’est ici qu’il convient de souligner un point important, quant au « fonctionnement » de ce remède. Du moins un aspect que les traditions targumiques et évangéliques ont mis en valeur : « Moïse fit donc un serpent d’airain et le plaça sur un endroit élevé. Et lorsque le serpent mordait quelqu’un, que celui-ci tournait le regard vers le serpent d’airain et dirigeait son cœur vers le Nom de la Parole de Yahvé, il restait en vie » réécrit le targum[14]. « Et comme Moïse a élevé (ὑψόω) le serpent dans le désert, il faut que le Fils de l’homme soit élevé (ὑψόω), afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle » reprend l’évangile de Jean (Jn 3,14-15). Il y a dans le mouvement imposé par l’affichage du serpent d’airain quelque chose du « sursum corda » : le serpent est élevé, et donc il fait élever le regard – et le coeur – de celui qui le regarde.
Nous l’avons vu, le bout de chemin contournant Edom est un récit conclusif. De la sortie d’Egypte à l’entrée dans la « bonne terre », la traversée du désert se présente comme un long chemin de libération, comme aussi le patient établissement d’une alliance entre YHWH et son peuple. Au cœur de cette alliance : la théophanie du Sinaï, et le Décalogue donné comme loi de ladite alliance[15]. Quelles que soient les similitudes entre l’alliance du Sinaï et les traités de vassalité du Proche Orient Ancien, il reste une différence fondamentale : l’alliance de YHWH est « proposée » au peuple. Elle n’est pas un asservissement, ni une loi imposée, mais un don fait à Israël. Si bien que si ce don doit être lentement préparé, comme il l’est au fil des pages qui précèdent le récit de la sortie d’Egypte, il lui faut encore tout le temps de l’adhésion, longue épreuve de patience et de pédagogie pour ce Dieu qui n’attend que l’assentiment de chacun à devenir partenaire de l’alliance, acteur de sa libération. Ajoutons ici que, quand une génération a été condamnée, comme c’est le cas pour la génération sortie d’Egypte, il faut encore que celle qui lui succède prononce d’elle-même son adhésion pleine et entière, non par « suivisme », mais par le même processus d’imprégnation, de discernement et d’épreuve.
C’est ce long processus que l’épisode du serpent d’airain vient conclure. L’épisode précède en effet le dénouement général de l’exode, et constitue la dernière véritable rébellion avant l’entrée dans la terre promise. A ce point, ne s’agit-il pas alors de mettre en demeure le peuple de choisir enfin, définitivement et surtout… individuellement ? Car le récit nous fait bien passer du pluriel des « serpents » au singulier du « serpent ». Et si la faute semble collective, comme le châtiment de mort, c’est à chacun dans son individualité (אִישׁ) que s’adresse le remède (Nb 21,9). Alors, YHWH ou pas ? Contre la convoitise, l’illimité du désir (mimétique par essence), il faut, semble-t-il, un acte de volonté personnelle. La dernière étape de l’adhésion à la loi d’alliance ne s’adresse pas au tout d’un peuple dans sa globalité, à une nation qui aura ses chefs de guerre, sa règle de gouvernement et une identité performative en prime. Non, cette loi d’alliance, loi de libération et de salut, s’adresse à l’intime de la personne. C’est ce cœur de l’homme au singulier qu’il faut tourner résolument vers YHWH et sa promesse, ou le refuser pour mourir en esclave de soi-même et de son clan.
A propos de cet épisode, Jean-Pierre Sonnet[16] suggère que ce qui attend désormais les hébreux, c’est de continuer à avancer en regardant cette bannière, autrement dit avancer sans regarder où ils posent les pieds, en dépit de la présence des serpents brûlants. Il y aurait là quelque chose d’un lâcher-prise, d’un acte de confiance extrême. Evidemment, il faudrait pouvoir préciser les choses, car le texte ne parle que de ceux qui ont été mordus par un serpent, d’une part, et d’autre part, il y a un risque de surinterprétation à considérer que ceux qui ont été mordus ne vivent que tant qu’ils contemplent le serpent d’airain. Toutefois, il y a une indéniable orientation du regard vers cette bannière qui s’impose comme une voie de salut, comme une réponse face à la mort.
Or, rappelons-nous, mourir dans le désert, c’est bien la crainte dont témoignaient les fils d’Israël en récriminant contre Dieu et contre Moïse. Comme une prophétie auto-réalisatrice, cette crainte exprimée de façon agressive a entraîné la mort d’un grand nombre d’entre eux, de façon brutale. Et ce qui fut la cause de la mort de beaucoup devient désormais un emblème pour le peuple, qui porte désormais en étendard ce qui menace son existence. Car il faut bien relever ici que ce qui doit désormais rassembler et faire converger les regards, ce n’est plus la nuée protectrice du soleil, ni la colonne de feu rassurante dans la nuit, mais le signe du danger mortel. Il s’agit en effet de quelque chose à élever en bannière (נֵּס), d’un point de rassemblement autour d’un emblème. Comme si ce serpent d’airain devenait la figure de l’identité du peuple d’Israël, son drapeau national. Quoiqu’il en soit, il n’est pas une idole et nul n’a à se prosterner devant. Mais il signifie quelque chose, et rassemble le peuple. En outre, et c’est là le plus important, il sauve de la mort qui le regarde.
Mettre en lumière le serpent
Que l’on m’accorde ici une courte parenthèse : j’ai accueilli récemment deux témoins de Jéhovah qui étaient venus sonner à ma porte. D’humeur à les titiller un peu, j’ai engagé avec un débat sur l’interprétation de la Bible. La discussion s’est portée sur la croix du Christ : les témoins de Jéhovah soutiennent que l’instrument de mise à mort du Christ n’était pas une croix, mais un simple poteau. Mais surtout, ils n’admettent pas que l’on puisse porter sur soi, autour du cou, une reproduction de cet instrument de torture. Or, voyant que je portais précisément une croix en pendentif, ils m’ont poussé à me justifier là-dessus : si j’aime Jésus, comment est-ce que je peux ainsi valoriser ce par quoi il a tant souffert, et par quoi il est mort ? Comment, de symbole de mort, la croix a-t-elle pu devenir symbole de vie ? Pour l’anecdote, j’ai dû admettre que mes connaissances en matière d’histoire du symbole de la croix étaient plus que précaires[17]. Mais je crois bien avoir évoqué ce passage de l’évangile de Jean que nous avons entendu ce dimanche, qui pourtant, on doit le reconnaître, n’évoque pas explicitement la croix : il parle de l’élévation du Fils de l’homme, comme le serpent élevé par Moïse au désert.
Il reste que la question qui m’était posée est celle qui se pose au lecteur de l’épisode du serpent d’airain : pourquoi se rassembler autour d’un serpent, ou bien plus tard, pour les chrétiens, autour de la croix – deux symboles de mort – plutôt que d’un symbole plus significatif de vie, ou pourquoi pas, de naissance (comme peut l’être l’eau, par exemple, si présente dans la séquence Nb 20-21) ? Qu’est-donc que cette identité, qui serait symbolisée en premier lieu par la mort ? Qu’est donc ce drapeau qui manifeste le péché de son peuple et rappelle sa fragilité ? Et quel serait donc ce peuple qui brandirait l’objet de sa propre honte en étendard ?
Venons-en à la honte, justement. Le chapitre 3 de la Genèse établit un rapprochement par paronomase entre l’homme et le serpent : l’homme et la femme sont dits « nus » (ְעֲרוּמִּים) en Gn 2,25 et le serpent est dit « rusé » (ְעָרוּם) en Gn 3,1. Le premier terme est au pluriel et le second au singulier, mais la racine consonantique entre les deux termes est identique, et l’homophonie est quasi parfaite, au point que l’on pourrait entendre à la lecture que le serpent est « nu » également, ou que l’homme et la femme sont rusés. Or la nudité dont il est question pour l’homme et la femme a une caractéristique : ils ne se font pas honte. Plus loin, après la faute, cette même nudité sera en cause dans la peur de l’homme, en réponse à l’appel de Dieu : l’homme se cache, se sachant nu (Gn 3,10). La désobéissance de l’homme a donc fait changer son regard sur sa propre nudité, cette même nudité qui fait lien entre l’homme, la femme, et le serpent.
Revenons au désert. Comme souvent, il y a une « respectueuse distance » entre la consigne donnée par YHWH à Moïse et sa réalisation : il est demandé un « brûlant », et Moïse réalise un « serpent d’airain ». Pour autant, la réalisation ne semble pas contrevenir à la demande. Sans doute que ce qui est nécessaire est tout cela à la fois : un brûlant du point de vue de YHWH, un serpent d’airain du point de vue de Moïse. On notera ici le jeu de mot hébreu que nous traduisons par « serpent d’airain » (נְחַשׁ נְחֹשֶׁת) et que l’on pourrait tout aussi bien traduire par « serpent-serpente », puisqu’en fait « d’airain », nous avons un substantif de la même racine que le « serpent », avec une désinence féminine[18]. Autrement dit, Moïse réalise d’une certaine manière un serpent « masculin et féminin », homme et femme.
Alors, postulons un instant qu’avec ce serpent-serpente, c’est quelque chose d’un signe de la nudité de l’homme qui est dressé en étendard ; mais de cette nudité honteuse, celle que l’homme pécheur cache dans l’obscurité, celle qui découle du péché de convoitise, qui est vulnérabilité, mortalité. Au désert, rappelons-le, avec les serpents viennent la mort ; ce qui est d’ailleurs la fonction du serpent dès lors que la faute originelle est établie : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon » (Gn 3,13). Quant à la mort qui survient en conséquence de la convoitise de l’homme, elle était aussi la promesse divine faite à l’homme dans le cas où il mangerait du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin : « le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Gn 2,17). Ce que Moïse doit porter à la vue de tous, comme un emblème, c’est le rappel de la condition pécheresse de l’homme, son indécrottable convoitise, celle-là qui lui fait parler contre Dieu (et contre Moïse) comme le serpent a lui-même parlé contre Dieu dès les origines.
En aparté, il est d’ailleurs intéressant de relever que dans les représentations picturales du péché originel, le serpent est souvent représenté enroulé autour de l’arbre qui sera l’objet de convoitise[19] ; et que dans les représentations du serpent d’airain, nous pouvons voir le plus souvent un serpent enroulé autour de la hampe dressée par Moïse, comme confondu avec le caducée d’Asclépios, dieu gréco-romain de la médecine. Ainsi, l’art religieux a conservé ce lien figuratif entre l’arbre d’Eden rendu objet de convoitise par le serpent, et le serpent du désert élevé par Moïse, comme si le désert devenait momentanément un nouvel Eden, et qu’à la demande de Dieu, Moïse y plantait au milieu un nouvel arbre, mais sans fruit et avec un serpent muet.
Conclusion
Cette condition de pécheur portée en étendard, si elle ne peut faire l’orgueil de ceux qui la contemplent, car mordus, empoisonnés par leur péché, ne peut pour autant plus être honteuse. C’est la condition de la guérison : la cause de la mort, le péché, doit apparaître en vérité, en pleine lumière. Ainsi, « Celui qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dénoncées ; mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il soit manifeste que ses œuvres ont été accomplies en union avec Dieu. » avons-nous entendu ce dimanche (Jn 3,20-21). Le condition misérable de l’homme, sa vulnérabilité au péché, à laquelle même Myriam, Aaron et Moïse n’ont pu échapper (quoique Moïse semble ici épargné par la morsure des brûlants), ne doit plus faire l’objet de honte, « car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. » (Jn 3,17).
L’homme pécheur, qui courbait l’échine sous le poids de la honte, est appelé à redresser la tête, à lever les yeux sur sa misère, et reconnaître derrière sa propre vulnérabilité la présence de celui qui le sauve. Saint Augustin disait : « O Felix Culpa, quae talem ac tantum meruit habere redemptorem ! » [20] ; des mots que nous reprenons dans l’Exultet de la liturgie pascale ! Quoiqu’il fasse, l’homme convoite toujours la nourriture qu’il n’a pas. Mais cette apparente fatalité est en réalité la condition même du salut. Car la vie donnée par Dieu n’est pas le fruit d’un jugement positif sur les bonnes œuvres de l’homme. Ce n’est pas la tour de Babel qui rassemble ici les hommes, rien qui soit l’oeuvre de leurs mains, mais l’humble condition humaine. La vie donnée par Dieu l’est toujours par surcroît, du moins pour qui confesse sa faute en vérité, et accepte de porter le serpent d’airain, ou la croix de son péché, en étendard. Au demeurant, c’est là aussi un remède contre toute velléité d’une religiosité identitaire ! Car qui irait s’enorgueillir de sa propre faiblesse ?
Par cet emblème contemplé en vérité, Dieu ne juge pas l’homme, il le sauve. Il change le péché en un signe de salut. Telle est la bonne nouvelle ! L’homme doit contempler la croix infamante, comme Israël eut à contempler le serpent mortel, et la faire sienne comme sa seule identité : il s’agit de confesser ses fautes, de regarder en vérité sa condition mortelle, sa condition de pécheur, de l’accepter sans honte, sans obscurité, et bien évidemment sans convoitise, mais simplement confiant qu’en dépit de son péché, l’homme est sauvé gratuitement par Dieu, si toutefois il le souhaite.
- [1] Paul BEAUCHAMP, Cinquante portraits bibliques, Seuil, Paris, 2000, p. 71
- [2] Je fais mienne ici la critique aussi sévère que salutaire de J. Cazeaux dans son introduction au livre des Nombres. Voir Jacques CAZEAUX, La contre-épopée du désert, Cerf, Paris, 2007, p. 391-393. L’auteur, sermonnant sans réserve les tenants de la théorie documentaire, y rappelle toute l’importance d’une lecture synchronique, et l’importance de repérer en particulier le plan de l’ouvrage.
- [3] Robert ALTER, L’art du récit biblique, (coll. Le livre et le rouleau vol. 4), Lessius, Bruxelles, 1999, p. 123-155.
- [4] Sur la structure impliquant Nb 21,4-9, J. Cazeaux, Ibid., p. 535-567 tient pour une unité narrative les chapitres 20 à 25, dont une sous-partie Nb 20-21. En ce sens, il rejoint Jacob MILGROM, Numbers, JPS, 1990, p. 163, qui propose une séquence « From Kadesh to the Steppes of Moab » (Nb 20,1 – 22,1). En cela, il s’oppose assez résolument à la structure proposée par Olivier ARTUS, Etudes sur le livre des Nombres, Editions Universitaires Fribourg Suisse, 1997, dont la lecture synchronique définit une limite nette à la fin de Nb 20,13 (en réfutant d’ailleurs J. Milgrom au passage). L’étude d’O. Artus portant sur Nb 13,1 – 20,13, Nb 21,4-9 est plutôt situé dans une séquence Nb 20,14 – 22,1 parallèle à Nb 11,1 – 12,16, soit aux deux extrémités du corpus analysé par l’auteur. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer en débat avec les différentes propositions. Notons simplement qu’O. Artus pose non des limites internes, mais externes, à son corpus, ce qui tend d’emblée à fragiliser sa proposition de plan. O. Artus tient par ailleurs à inclure Nb 20,1-13 dans sa séquence en dépit de l’évocation de la mort de Myriam (Nb 20,1), difficile à dissocier de la mort d’Aaron qui suit de près, et dont l’ensemble résonne pourtant clairement avec Nb 12, qu’il exclut de la même séquence. En bref, le plan que je propose ici sera bien plus proche de ceux exposés par J. Cazeaux et J. Milgrom, qui m’apparaissent plus convaincants.
- [5] J. Cazeaux, Ibid., p. 537-538.
- [6] Un tel découpage, il est vrai, ne semble pas respecter les séquences narratives. De fait, les blocs A et B font l’objet d’un découpage plutôt artificiel, qui n’est pas du même niveau que le reste. De même, les épisodes B’ et A’. Dans les deux cas, le lieu et le mouvement restent les mêmes, accentuant d’ailleurs encore le parallélisme entre les blocs A-B et B’-A’ : la mort de Myriam et la querelle de Mériba se situent toutes deux dans le cadre d’une « arrivée à Qadesh », tandis que la querelle pour le pain et l’eau et l’épisode des serpents qui s’ensuit se situent tous deux dans le cadre d’un « départ de Hor-la-Montagne » ; le passage de Qadesh à Hor-la-Montagne étant précisément narré dans le bloc central, concernant la mort d’Aaron. Disons simplement que la distinction des blocs A et B d’un côté, et B’-A’ de l’autre n’a d’autre intérêt ici que de mettre en évidence des thèmes qui correspondent deux à deux.
- [7] Pour Jean-Louis SKA, Introduction à la lecture du Pentateuque : Clés pour l’interprétation des cinq premiers livres de la Bible, (coll. Le livre et le rouleau vol. 5), Lessius, Bruxelles, 2000, p. 90, « Le second épisode (Nb 20,1-13) se comprend mieux comme une seconde version, réélaborée, du même épisode et non comme un autre épisode semblable. S’il s’agissait d’un autre épisode, postérieur au premier et raconté par le même auteur, on ne comprendrait pas pourquoi nul ne sait comment résoudre le problème de l’eau. Ni le peuple, ni Moïse, ni Aaron, ni YHWH ne se souviennent de l’épisode précédent ». Cette analyse – du moins sa conclusion – à cheval sur le rédactionnel et le narratif, est moins prudente que celle de J. Milgrom, Numbers, p. 164 : « Thus, the question of whether the sojourn at Kadesh took place at the beginning or at the end of the wilderness trek or at both termini cannot be resolved ». Mon hypothèse est que le flou autour de cette question a sa valeur propre, et fonctionne comme une mise en abîme de la séquence finale dans l’ensemble du récit de la traversée du désert.
- [8] On traduit ici le plus souvent l’expression par « perdre patience » ou « perdre courage », en lisant נֶפֶשׁ directement dans le sens de « âme » ou « vie », au sens de l’anima, le « souffle de vie ». Mais en considérant, au risque d’un anthropomorphisme, l’emploi de l’expression en Jg 10,16, où YHWH semble au comble de l’émotion devant le repentir des israélites, ou encore son emploi un peu plus loin en Jg 16,16 pour dire comment Samson en vient à céder à Dalila par amour pour elle, on peut envisager qu’il y a là l’expression d’une émotion culminante, de celles qui font « craquer », dans tous les sens que nous donnons à ce verbe en français.
La racine קצר a d’ailleurs un homonyme dans l’Ecriture qui a le sens de « moissonner ». Si bien qu’en les rapprochant, et si on considère נֶפֶשׁ dans le sens du « souffle de vie », on entend bien à quelle extrémité se trouve celui dont la vie se trouve engagée sinon dans une moisson, du moins dans un certain « raccourcissement ». On pourrait le dire encore « le souffle coupé ».
- [9] Tous les épisodes précédents de révolte du peuple ou d’une partie du peuple, dans le livre des Nombres, font état d’un semblant de procès ou de jugement, en amont de tout châtiment, que ce soit par la mention du fait que YHWH « entend » et/ou qu’il s’enflamme de colère. A cela s’ajoute le plus souvent une médiation de Moïse et d’Aaron, là aussi en amont. Voir Nb 11,1.10.33 ; 12,2.9 ; 17,10-11. En guise de variante, en Nb 14 (la révolte consécutive à l’exploration de Canaan) la punition de la génération sortie d’Egypte est longuement annoncée d’abord dans un dialogue avec Moïse (incluant son intercession), puis par l’annonce par YHWH du châtiment. Le narrateur peut ici faire l’économie de mentionner la colère de YHWH qui transparaît clairement dans son discours adressé au peuple. Avec la révolte de Coré (Nb 16), la colère exprimée est plutôt celle de Moïse, mais là encore, le châtiment est longuement annoncé par YHWH.
- [10] Jean-François FROGER, Michel-Gabriel MOURET, D’or et de miel. Aux sources de l’anthropologie biblique, Désiris, 1988, p. 190.
- [11] Il est bien entendu ici que le singulier, tout comme le déterminant, est d’un usage courant en hébreu biblique pour désigner un collectif. Néanmoins, on peut s’arrêter avec intérêt sur cette forme et l’allusion qu’elle constitue en l’état.
- [12] Je dois cette remarque à ma chère épouse, à qui j’exposais la curiosité du fait que YHWH semble guérir du serpent par le serpent, ou pour le dire autrement, soigner le mal par le mal (en apparence tout du moins).
- [13] J. Milgrom, Numbers, p. 459-460.
- [14] Roger LE DEAUT, Targum du Pentateuque – III. Nombres, (coll. Sources Chrétiennes vol. 261), Cerf, Paris, 1979, p. 195.
- [15] André WENIN, « Introduction générale », Les « Dix Paroles » et les récits de la Torah, Cours donné à l’Université catholique de Louvain, 2017. Voir aussi Bernard RENAUD, L’alliance au cœur de la Torah, (coll. Cahiers Evangiles vol. 143), Cerf, Paris, 2008, p. 31.
- [16] Qu’on me pardonne de ne pouvoir ici fournir la référence de la publication, dont le contenu m’a juste été évoqué oralement dans le cadre d’une discussion amicale avec une de ses lectrices.
- [17] Il semble qu’avant de devenir un symbole chrétien, à partir du IVème siècle, la croix ait plutôt été utilisée comme symbole par les adversaire des chrétiens pour les tourner en dérision, comme l’instrument infamant qu’elle était
- [18] Pour la proposition autour du « serpent-serpente », voir Jean-François FROGER, Jean-Pierre DURAND, Le bestiaire de la Bible, Désiris, 1994, p. 77.
- [19] Voir par exemple la représentation de la scène dans la chapelle Sixtine
- [20] « Heureuse faute qui nous a valu un si grand rédempteur. »