L’exégèse contemporaine connait deux grands courants qui, si on les désigne surtout par leurs inclinations, seraient d’une part, un certain historisme sur le retour, porté par une méthode historico-critique à prétention scientifique, et d’autre part, un littéralisme porté par des méthodes d’analyse littéraire qui se voudraient affranchies de toute prétention à dégager un sens historique ou théologique, pour n’en rester qu’à la matérialité des textes. Ces deux courants traduisent la même ambition, quoique sous un mode différent, d’une certaine scientificité. Or quand la recherche exégétique entend parvenir à l’établissement de vérités, au sens scientifique du terme, elle s’expose à l’examen épistémologique. Cet examen visera ici à mettre en évidence l’un de ses obstacles, et à en exposer les impasses qui en découlent, pour proposer une solution qui trouve son principe même dans l’histoire des méthodes que la démarche épistémologique impose comme préalable. Si bien que, tout en convergeant par bien des aspects avec les principes d’une herméneutique telle que la proposa H.-G. Gadamer avec sa Wirkungsgeschichte, nous pourrons voir aussi que cette solution s’en distingue par le fait qu’elle procède moins d’une réflexion philosophique sur l’herméneutique, que d’une démarche d’abord épistémologique.
Impasses méthodologiques de l’exégèse actuelle
Il peut s’avérer utile ici de commencer par examiner les deux grands courants de l’exégèse contemporaine évoqués en introduction en partant d’un des lieux les plus importants de leur confrontation. Car c’est aussi en tentant de dépasser cette confrontation qu’apparaissent les possibles convergences, et que se révèlent les obstacles et impasses communes.
Or l’un de ces lieux de tension entre les deux grands courants se situe entre les méthodes d’analyse diachroniques et synchroniques. Dans un ouvrage de 1981[1], un propos de Mgr Descamps, que j’espère ne pas trahir en le citant de mémoire, illustre bien la nature de l’obstacle épistémologique auquel est confronté le chercheur, dont toute la carrière a été placée sous le signe d’une analyse strictement diachronique des textes : passant en revue les acquis irréformables de la méthode historico-critique, l’auteur affirmait alors, entre autres choses, qu’il n’était plus aujourd’hui concevable pour quiconque de faire une lecture synchronique du livre d’Isaïe et qu’il convenait d’étudier les trois parties de l’œuvre comme trois œuvres distinctes, concédant toutefois par la suite que l’on pouvait envisager, cela étant acquis, des études synchroniques sur telle ou telle partie. L’affirmation reposait par ailleurs sur une autre, qui consiste à se refuser à prêter d’autre intention au rédacteur final d’Isaïe, que celle d’en collecter les fragments et de les agréger simplement sans regarder au sens ou à la cohérence de l’ensemble. Ce propos de Mgr Descamps, si ma mémoire ne l’a pas trahit, se prête relativement bien à la critique bachelardienne de la formation de l’esprit scientifique. Non pas pour en dire qu’il y défendrait une approche qui aurait aujourd’hui un peu vieillit[2], ce qui reviendrait à faire une critique anachronique de ses propos, mais parce que l’approche en question ferme d’emblée des portes au questionnement, en se présentant comme acquise et indépassable. Or comment garder sa raison « inquiète », quand des résultats de recherches précédentes sont ainsi ressortis comme des arguments d’autorité ? Ici, le présupposé qui consiste à prendre une hypothèse pour un fait historique, en l’occurrence la constitution d’un texte comme la simple agrégation de fragments, dépourvue d’intention rédactionnelle, comme si le rédacteur final était sans histoire, sans conscience, sans subjectivité, procède vraisemblablement, à force de répétition et de réinvestissement de ladite hypothèse, d’une habitude intellectuelle, à l’implicite de laquelle on pourrait opposer le constat de Bachelard[3] :
Un obstacle épistémologique s’incruste sur la connaissance non questionnée. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à la longue, entraver la recherche. « Notre esprit, dit justement M. Bergson, a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l’idée qui lui sert le plus souvent ». L’idée gagne ainsi une clarté intrinsèque abusive. À l’usage, les idées se valorisent indûment. Une valeur en soi s’oppose à la circulation des valeurs. C’est un facteur d’inertie pour l’esprit.
Or il est intéressant de relever que de tels propos sont formulés en introduction d’un travail d’exégèse interdisciplinaire, à l’occasion duquel il était précisément question d’articuler approches diachroniques et synchroniques, et d’en rechercher les complémentarités, au-delà des contradictions épistémologiques apparentes. L’ouvrage laisse pourtant le gout d’un genre de « dialogue interreligieux », et le propos évoqué l’illustre assez bien, dans lequel l’irréconciliabilité des tenants des deux bords est certes imputée pour l’occasion aux plus radicaux d’entres eux, de façon à laisser poindre l’espérance d’une voie moyenne, à défaut d’un consensus. Mais la tension entre les deux tendances ici appelées à dialoguer reste si forte qu’elle reflète encore quelque chose des oppositions du début du siècle passé, comme une tentative d’armistice sur les cendres encore chaudes de la crise moderniste.
De fait, si le positivisme exégétique exacerbé des tenants d’une indépassable critique textuelle, à l’aube du XXème siècle, pouvait se voir, quoiqu’avec déjà un certain recul, comme la réaction à une position tout aussi ferme, portée par l’autorité ecclésiale, condamnant vigoureusement les hypothèses dites « modernistes », l’opposition entre fidéisme et historisme laissait déjà, il y a un peu moins d’un siècle, émerger un historicisme, dans lequel on eut pu reconnaitre, avec réserve ou enthousiasme selon les instincts, les effets d’une raison dialectique, au sens sartrien du terme. L’évolution vers une voie de dépassement, une ouverture, semblait en effet déjà se dessiner dans la première moitié du XXème siècle, dans l’émergence de la Formgeschichte, avec en particulier le travail d’Hermann Gunkel, puis dans celle de la Redaktionsgeschichte, avec Rudolf Bultmann.
Finalement, près d’un siècle après la crise moderniste, la méthode historico-critique s’était affirmée, et semblait déjà avoir pris à bras le corps ses propres limites, comme en témoigne le document de 1993 de la Commission Biblique Pontificale intitulé « Interprétation de la Bible dans l’Eglise », en circonscrivant les objectifs liés à l’usage de la méthode, et en mettant déjà en garde contre un nouveau potentiel effet de balancier dialectique : « A la tendance historicisante qu’on a pu reprocher à l’ancienne exégèse historico-critique, il ne faudrait pas que succède l’excès inverse, celui d’un oubli de l’histoire, de la part d’une exégèse exclusivement synchronique. »[4]. Finalement, la révision des horizons de la méthode fut moins qualitative que quantitative : il s’agissait d’en resserer les frontières, en actant la fin d’un monopole et l’ouverture à la concurrence des méthodes.
Mais l’inclination positiviste demeure, invariablement, y compris contre elle-même, en continuant d’aborder l’histoire comme une science parmi d’autres, faite d’observations d’objets tangibles passées au crible de lois immuables, produisant des résultats certains, parce qu’ainsi démontrés. Ainsi en est-il par exemple de la troisième quête du Jésus historique, débutée dans les années 1980, qui par la force des « critères d’historicité », entend bel et bien non pas discuter, mais démontrer, quoique cette fois dans un champ d’investigation plus restreint.
Mais puisque j’évoquais au départ deux tendances de l’exégèse actuelle, il faut enfin évoquer aussi la deuxième, auquel le retrait progressif de l’historico-critique a fait place : celle d’une analyse littéraire dégagée de toute considération historique ou théologique sur le texte, autre que ce que le texte dirait éventuellement sur lui-même (c’est le principe d’immanence, dans l’analyse sémiotique). La tendance en question a une histoire plus récente, que l’on peut rattacher au structuralisme, et qui semble d’avance avoir été préservé de certains travers : ainsi les récentes méthodes synchroniques n’ont-elles pas été sujettes, sauf peut-être à la marge, à cette sorte d’absolutisation dont parait avoir souffert la méthode historico-critique. Tout au contraire, elles semblent s’être posées elles-mêmes comme en périphérie de l’approche historico-critique, et du même coup, en garde-fou. Puisqu’il fallait bien enfin admettre que l’analyse historico-critique n’était pas le tout de l’exégèse, il fallait lui adjoindre d’autres méthodes complémentaires. Mais comme s’il fallait ne pas empiéter sur le champs historique, les méthodes en question se sont mise en place dans une forme d’indépendance radicale d’avec les questions historiques, contribuant ainsi à une essentialisation des méthodes.
A ce cloisonnement s’ajoute la répétition, pour les méthodes littéraires, d’un dualisme qui avait déjà participé du processus de justification de la méthode historico-critique, autant que de son enfermement : la dissociation du travail d’établissement du texte, et du travail d’interprétation. Tout en le déplorant, Benoit XVI mit clairement en évidence cette répartition des rôles entre exégèse et théologie, lors du synode de 2008 sur la Parole de Dieu[5] :
Seulement dans le cas où les deux niveaux méthodologiques, celui de nature historique et critique et celui de nature théologique, sont observés, on peut alors parler d’une exégèse théologique – d’une exégèse adaptée à ce Livre. Alors qu’au premier niveau, l’exégèse académique actuelle travaille à un très haut niveau, et nous apporte ainsi une aide réelle, l’on ne peut pas en dire autant de l’autre niveau. Souvent, ce second niveau, constitué par les trois éléments théologiques indiqués dans Dei Verbum, semble presque absent. Et cela a des conséquences véritablement graves.
Les deux niveaux étaient donc jugés déséquilibrés. Il en ressort néanmoins deux niveaux, voulus comme complémentaires, mais bel et bien distincts. Si le dualisme pointé par Benoit XVI porte plus sur la distinction entre exégèse et théologie, il n’en reste pas moins qu’il recouvre une autre distinction implicite entre analyse et interprétation. Et ce présupposé, dont on peut lire sous la plume du pape qu’il a frappé de plein fouet l’exégèse historico-critique au point de la rendre indépendante de la théologie, n’a manifestement pas épargné non plus les nouvelles méthodes d’analyse synchronique, lesquelles se sont positionnées à côté de l’exégèse historico-critique, avec le même rapport à la théologie : à la fois une position qui se voudrait humble (l’exégèse ne serait que servante de la théologie) et une prétention à l’objectivité scientifique, portée par l’usage de méthodes éprouvées (au contraire de la théologie, qui porterait un discours par nature idéologique).
Quant à l’émergence de ces nouvelles méthodes d’analyse littéraires (rhétorique, narrative, sémiotique) si on place leurs liens et oppositions épistémologiques avec l’écosystème plus large de l’herméneutique biblique sur deux axes, l’un horizontal et l’autre vertical, on voit donc une similitude qui est de l’ordre du renoncement ou de la simplification : sur l’axe horizontal, ces méthodes peuvent se voir comme en regard de la méthode historico-critique, lui laissant toute sa place, mais rien que sa place. Sans s’en faire les servantes, elles ne se posent pas non plus en alternative, mais en complément. Et sur l’axe vertical (pour reprendre l’image des deux niveaux utilisée par Benoit XVI), vis-à-vis de la théologie, là encore – et cette fois comme pour la méthode historico-critique – on devrait encore rigoureusement distinguer le rôle (analytique) de l’exégèse et le rôle (interprétatif) de la théologie, compris comme complémentaires ; les méthodes d’exégèse se défendant, par souci de rigueur, pour ne pas dire de « pureté », d’empiéter sur le domaine de la théologie.
Des deux grandes tendances ici évoquées, toutes deux nées du recours à des méthodes se réclamant d’une objectivité scientifique, il est aujourd’hui assez clairement établit que ni l’une ni l’autre n’a prétention à exclure les autres, et tout se passe comme si était acquis, au moins en théorie, la nécessité d’une cohabitation pacifique, voire d’une complémentarité de ces méthodes, comprises comme des outils avec leur fonction propre et bien délimitée. Ainsi, concernant la méthode historico-critique, la conclusion du paragraphe sur l’évaluation de cette méthode, du document de la Commission Biblique Ponticale que j’ai cité plus haut :
En définitive, le but de la méthode historico-critique est de mettre en lumière, de façon surtout diachronique, le sens exprimé par les auteurs et rédacteurs. Avec l’aide d’autres méthodes et approches, elle ouvre au lecteur moderne l’accès à la signification du texte de la Bible, tel que nous l’avons.
L’heure serait donc à la mise en collaboration des différentes méthodes d’exégèse. Pour autant, et quoiqu’il soit tentant de voir là le troisième terme d’une raison dialectique à l’œuvre dans le domaine de l’exégèse, n’est pourtant pas levé l’obstacle épistémologique, posé par la prétention à l’objectivité de chacune de ces méthodes, à leur prétention « scientifique » dans la singularité de leur domaine propre.
Car l’obstacle épistémologique des deux courants évoqués tient au rapport à l’interprétation du texte. Dans le premier cas, l’interprétation se veut historique, et s’assume comme strictement limitée au champ objectif de la science historique. Avec le départ de la troisième quête du Jésus historique, et le succès que l’on sait du travail de John P. Meier, on a l’exemple type d’une recherche historique qui se veut partenaire de la théologie, sans reconnaitre que l’établissement de ses critères d’historicité empiètent déjà sur la théologie. Il y a un présupposé d’interprétation, non questionné, à l’œuvre dans l’établissement des « conditions générales d’utilisation » de la méthode, et donc là, clairement, un obstacle épistémologique.
De même, dans le deuxième cas, avec les méthodes littéraires qui se défendent de toute interprétation théologique, et surtout, de tout détour par l’histoire : la seule considération de la notion de lecteur fait déjà entrer dans l’histoire du texte, du moins l’histoire de sa réception. De même, la notion d’auteur, tout implicite qu’il soit, conduit à poser la question de l’origine (historique) des stratégies narratives à l’œuvre dans le texte, pour mieux les corroborer. Car il y a un enjeu pragmatique dont on investit la démarche scientifique : son efficacité dans la démarche, plus globale, d’interprétation. Il faut par exemple pouvoir justifier de la pertinence du recours à telle analyse littéraire. Or la valeur d’un travail d’exégèse ne s’apprécie finalement qu’à l’aune des interprétations qu’elle suscite, sinon même qu’elle propose. Il y a dès lors une visée interprétative, peut-être pas intrinsèque à ces méthodes, mais indissociable du travail de ceux qui les mettent en pratique. De là, on peut dire que la démarche d’interprétation est déjà à l’œuvre dans l’usage de la méthode. S’en défendant pourtant, en se reposant sur les principes d’une herméneutique « hors sol », on peut dire de ces méthodes qu’elles sont également bloquées par un obstacle épistémologique qui a de grandes similitudes avec celui rencontré dans le cas de l’exégèse historico-critique.
Solution proposée
Si donc ces méthodes font plus qu’analyser, si elles « interprètent », les faire dialoguer, c’est-à-dire confronter les travaux des uns et des autres, sans même les hiérarchiser, suffit-il à lever les obstacles ? Il est probable que non, car ce serait déjà intervenir trop tard dans le processus herméneutique et, comme le dit l’expression, coller un pansement sur une jambe de bois. Les analyses faites sont déjà conditionnées par leurs présupposés interprétatifs, et mettre bout à bout les analyses/interprétations des uns et des autres produirait certes une pluralité de points de vue autant que d’analyses permettant de « juger » des possibles, mais cela consisterait néanmoins à agréger des analyses potentiellement irréconciliables, tant elles portent déjà en elles plus que de la simple analyse.
C’est donc en amont qu’il s’agit d’intervenir, et de faire appel à une polyphonie de méthodes dans le processus d’analyse lui-même. Au sein même du lent travail d’exégèse d’un texte, il convient d’en appeler à la richesse propre de différentes méthodes, complémentaires non plus parce que l’on confronterait et comparerait les fruits de chacune, mais pour que le fruit de ce travail d’exégèse soit celui du mariage de différentes méthodes.
Cette collaboration des méthodes pourrait cependant n’être qu’une méthode de plus, confrontée aux mêmes travers que ce qui a été dit précédemment. Aussi, il faut souligner un point qui pourrait passer sinon trop vite à l’oubli : si c’est au sein même du travail d’exégèse qu’il faut faire collaborer les méthodes, c’est parce qu’un travail d’exégèse repose en partie sur des présupposés d’interprétation. De même qu’on ne « fait de l’histoire » qu’en étant soi-même dans l’histoire, avec son temps, ses présupposés, on n’analyse un texte que fort (ou pauvre) de ses précompréhensions. Par ailleurs, l’exégèse biblique, sitôt entreprise, est déjà lourde d’enjeux herméneutiques et même pragmatiques qui conditionnent sa mise en œuvre. Il est alors nécessaire d’assumer, dans l’analyse, la relativité de celle-ci d’une part, sa temporalité, et d’autre part, dans une forme de mise en récit historique des méthodes convoquées et des analyses qu’elles ont pu produire, le fait qu’elles conditionnent une herméneutique, voire même, qu’elle l’entreprennent déjà.
Il s’agit finalement d’en passer par une histoire de l’interprétation, qui assumera, en toute sincérité et lucidité, d’investir son propre travail des interprétations passées ; démarche que l’on mène déjà jusqu’à un certain point dès lors que l’on fait « l’état de la question » en amont du travail entrepris. Mais c’est justement ce « jusqu’à un certain point » qu’il faudrait pouvoir repousser, car il ne s’agit plus seulement de poser les bases d’une nouvelle analyse sur les résultats précédents de recherches qui, selon les mêmes critères ou du moins des critères acceptables par la méthode mise en œuvre, ont contribué au « progrès scientifique » dans le domaine exploré. Il s’agit plutôt de comprendre, au-delà de critères retenus par avance, ce qui a suscité telle et telle interprétation au cours de l’histoire, de chercher à comprendre comment éventuellement, les interprétations s’engendrent les unes et les autres, non pour s’extraire de la chaîne des interprétants, mais pour mieux saisir au contraire ce qui est susceptible d’engendrer notre propre interprétation.
Conclusion
D’une certain manière, il s’agit bien, comme l’a proposé H.-G. Gadamer, de prendre ses distances avec le texte, en nous rappelant que nous n’en sommes pas les contemporains. L’établissement d’une histoire de la réception (Wirkungsgeschichte) rappelle en effet au lecteur qu’il est lui-même partie prenante de l’histoire, qu’il est un lecteur dans la longue chaîne des lecteurs qui l’ont précédé, et l’éveille au fait que d’autres suivront après lui, forts d’une histoire différente, et probablement riches des lectures qui l’ont précédé.
Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? N’est-ce pas plus encore d’avec soi-même, que d’avec le texte, qu’il convient de se distancier pour prétendre à une plus grande objectivité ? Les méthodes ont certes cet usage, puisqu’elles font reposer sur des règles établies en amont, et par d’autres que le chercheur lui-même, les chemins à emprunter pour la recherche. Mais c’est bien parce qu’elles font « reposer », parce qu’elles soulagent la conscience d’un effort pourtant requis, que leur usage peut être piégé. En revenant à Bachelard, il semble bien que la formation de l’esprit scientifique requiert de garder sa raison inquiète, en éveil, quand le risque inhérent aux méthodes « scientifiques » est de s’y reposer. C’est peut-être donc moins l’objectivité qui doit être visée par la démarche, elle qui conduit d’une certaine façon à se désengager, que la sincérité qui pousse à s’impliquer pleinement. En cela, on peut dire que l’établissement de ce que l’on pourrait appeler une histoire de l’interprétation permet non plus seulement de se distancier du texte, mais aussi de soi-même, de sa propre interprétation, et de tout ce qu’elle comporte de précompréhension, tout en restant pleinement solidaire de l’objet de sa recherche, jusque dans l’acte de distanciation.
- [1] A.-L. Descamps & alii, Genèse et structure d’un texte du nouveau testament. Etude interdisciplinaire du chapitre 11 de l’évangile de Jean, Coll. Lectio Divina, Vol. 104, Cerf, Paris, 1981. Ma lecture de cet ouvrage remonte à quelques années et je ne l’ai plus à disposition au moment où j’écris ces lignes. Aussi, j’espère de l’indulgence en évoquant de mémoire des propos de Mgr Descamps, dans l’avant-propos de l’ouvrage, si ma mémoire ne me trahit pas. Je ne peux malheureusement pas les situer ici plus précisément.
- [2] Je me permets ici de le supposer, tant il est vrai que le milieu académique nous fait désormais entendre un autre son de cloche.
- [3] G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Librairie philosophique Vrin, Paris, 1960 (1ère édition : 1938), p. 15.
- [4] Commission Biblique Pontificale, Interprétation de la Bible dans l’Eglise, Vatican, 1993, paragraphe 1.A.4.
- [5] Benoît XVI, Aux participants de la XIVe Congrégation Générale du Synode des Évêques (14 octobre 2008).