Tes lèvres distillent un rayon de miel, ô fiancée (Ct 4,11)
Mon bien-aimé est blanc et vermeil […] sa tête est de l’or (Ct 5,10-11)
Dans la Bible, la Genèse ne dit pas grand-chose d’Aséneth, cette Égyptienne qui devint la femme de Joseph et la mère d’Ephraïm et de Manassé (Gn 41,45.50 ; 46,20), sinon qu’elle est la fille d’un certain Petephrès (Πετεφρης), ou Poti-Phera d’après l’hébreu, prêtre d’Héliopolis. La LXX le confond d’ailleurs volontiers, du moins quant au nom, avec le Potiphar qui acheta Joseph aux Madianites, eunuque et chef des gardes de Pharaon (Gn 37,36 ; 39,1), et dont l’épouse tentera de coucher avec Joseph avant de le faire emprisonner (Gn 39,7-18)[1].
Le fait que Joseph ait épousé une Égyptienne n’est pas sans poser problème dans la tradition d’Israël, et les sources juives en témoignent[2]. Sachant cela, on ne peut être surpris que la littérature extra-biblique compte quelques récits et commentaires revenant sur ce mariage. C’est le cas du pseudépigraphe Joseph et Aséneth (JA), qui relate la rencontre et la romance de Joseph avec Aséneth, cette belle vierge égyptienne, aux traits de princesse, qui deviendra son épouse. La nature de ce texte est encore abondamment débattue. Écrit dans un grec proche de celui de la LXX, à laquelle il emprunte beaucoup, que ce soit par le vocabulaire, par l’intertextualité ou même seulement par le style de certains passages (dans une prose poétique qui rappelle les psaumes ou certains hymnes bibliques), il est aussi très proche dans la forme des romans d’amour grecs, au moins dans sa première partie, et se donne encore à lire, sous bien des aspects, comme un roman initiatique. La recherche s’accorde en majorité à situer sa rédaction entre le Ier siècle avant notre ère et le milieu du IIème siècle de notre ère[3], probablement en Égypte, dans et pour un milieu juif hellénisé. Le texte de JA a pour témoins près de 70 manuscrits, écrits dans une dizaine de langues différentes, et désormais distingués en deux grandes recensions : une longue, dont l’édition critique de référence est celle de C. Burchard, et une courte dont l’édition critique de référence est celle de M. Philonenko[4]. C’est sur cette version courte que se base ce qui va suivre.
L’objectif de ce travail sera de lire une partie seulement de JA, que l’on peut intituler La prière d’Aséneth, et qui concerne les chapitres 11 à 13. Après une présentation du passage dans son contexte, il en sera fait une analyse rhétorique et narrative[5], en mettant en évidence quelques-uns des principaux éléments de compréhension de l’intrigue amoureuse entre Joseph et Aséneth, et de son tournant qu’est la conversion d’Aséneth, pour voir comment ils caractérisent l’issue attendue qu’est le mariage des deux protagonistes. L’étude de ce passage visera en outre à situer un peu plus le genre de ce texte, et c’est pourquoi, en conclusion seront proposées quelques remarques d’ordre historico-critique. Enfin, nous verrons s’il est possible, à partir de cette étude, de dire quelque chose de la théologie du texte.
Sommaire :
- Texte de la prière
- Présentation du passage
- Lecture de la prière d’Aséneth
- Conclusion
- Bibliographie sélective
Texte de la prière[6]
11. 1Le huitième jour, Aséneth releva la tête du sol où elle gisait, car elle avait les membres brisés à la suite de sa grande humiliation.
12. 1Elle étendit ses mains vers l’Orient, leva ses yeux vers le ciel et dit : 2« Seigneur, Dieu des siècles, toi qui donnes à tous le souffle de vie, qui as produit à la lumière ce qui était invisible, qui as créé l’univers et rendu apparent ce qui était sans apparence, 3qui as élevé le ciel et affermi la terre sur les eaux, qui as fixé les grandes pierres sur l’abîme de l’eau, elles qui ne seront pas submergées, mais qui sans défaillir font ta volonté, 4Seigneur, mon Dieu, c’est à toi que je crierai, prête attention à ma prière, et c’est à toi que je confesserai mes péchés, et c’est à toi que je dévoilerai mes iniquités. 5J’ai péché, Seigneur, j’ai péché, j’ai commis l’iniquité et l’impiété et j’ai dit de mauvaises paroles devant toi. Ma bouche a été souillée, Seigneur, par les sacrifices des idoles, et à la table des dieux égyptiens. 6J’ai péché, Seigneur, devant toi, j’ai péché et j’ai commis iniquité, en adorant des idoles mortes et muettes, et je ne suis pas digne d’ouvrir la bouche vers toi, misérable que je suis ! 7J’ai péché, Seigneur, devant toi, moi, la fille de Pentéphrès, le prêtre, l’insolente et l’orgueilleuse ; c’est à toi que l’apporte, Seigneur, ma prière, et c’est à toi que je crierai « Délivre-moi de mes persécuteurs » car c’est auprès de toi que je me suis réfugiée, comme un enfant auprès de son père et de sa mère. 8Et toi, Seigneur, étends tes mains sur moi, comme un père affectueux et tendre, et arrache-moi de la main de l’Ennemi. 9Car voici, le lion sauvage des temps anciens me poursuit, et ses petits sont les dieux égyptiens, eux que j’ai rejetés loin de moi et que j’ai détruits, et leur père, le Diable, cherche à m’engloutir. 10Mais toi, Seigneur, délivre-moi de ses griffes, et de sa gueule tire-moi, de peur qu’il ne me saisisse comme un loup et me déchire et me jette dans l’abîme de feu et dans la tempête de la mer, et que la grande baleine ne m’engloutisse. 11Sauve-moi, Seigneur, moi qui suis désolée, car mon père et ma mère m’ont reniée, car j’ai détruit et brisé leurs dieux ; et maintenant je suis orpheline et désolée, et je n’ai d’autre espérance qu’en toi, Seigneur, car tu es le père des orphelins, des persécutés le protecteur, et des opprimés le défenseur. 12Car voici, tous les biens de mon père Pentéphrès sont éphémères et incertains, mais les demeures de ton héritage, Seigneur, sont incorruptibles et éternelles.
13. 1« Prends soin de ma situation d’orpheline, Seigneur, parce que c’est auprès de toi que je me suis réfugiée, Seigneur. 2Voici, j’ai ôté la robe royale tissée d’or et j’ai revêtu une tunique noire. 3Voici, j’ai dénoué ma ceinture dorée et l’ai ceint la corde et le sac. 4Voici, le diadème de ma tête, je l’ai rejeté et je me suis couverte de cendre. 5Voici, le sol de ma chambre, pavé de pierres de diverses couleurs et de couleur rouge, et arrosé de parfums, est maintenant arrosé de mes larmes et couvert de poussière. 6Voici, mon Seigneur, de la cendre et de mes larmes s’est formée beaucoup de boue, comme sur une large route. 7Voici Seigneur, mon dîner royal et les viandes grasses je les ai donnés aux chiens. 8Et voici, pendant sept jours et sept nuits, je n’ai pas mangé de pain ni bu d’eau, ira bouche est desséchée comme la peau d’un tambourin ma langue est comme de la corne, mes lèvres sont comme un tesson, mon visage est défait et mes yeux disparaissent sous la brûlure de mes larmes. 9Mais Seigneur, pardonne-moi, parce que j’ai péché par ignorance contre toi et dit des blasphèmes contre mon seigneur, Joseph. 10Je n’ai pas su, misérable que je suis, qu’il est ton fils, Seigneur, car les gens m’ont dit que Joseph est le fils du berger du pays de Canaan, je les ai crus, j’ai été égarée, j’ai méprisé ton élu, Joseph, et j’ai dit du mal de lui, ignorant qu’il est ton fils. 11Car quel est celui d’entre les hommes qui a engendré une telle beauté et qui d’autre est sage et fort comme Joseph ? Mais, mon Seigneur, c’est à toi que je le confie, parce que je l’aime plus que ma vie. 12Garde-le dans la Sagesse de ta Grâce et livre-moi à lui comme servante, pour lui laver les pieds et le servir et être son esclave pour la vie. »
Présentation de la péricope
Le passage qui nous intéresse est inclus dans la première grande partie de JA couvrant les chapitres 1 à 21. Il s’agit pour l’essentiel d’une prière adressée par Aséneth à Dieu, que l’on devine aisément être le Dieu de Joseph. Avant de l’étudier en détail, il convient de la situer dans l’ensemble dans lequel elle s’inscrit.
Au sein de la première grande partie du roman, on peut s’autoriser plusieurs découpages. En suivant le travail de E. M. Humphrey (quoique porté sur la version longue de JA), on peut en particulier distinguer trois sous-parties, au sein de ce premier ensemble, que sont : les chapitres 1 à 9, les chapitres 10 à 17, et les chapitres 18 à 21. En le représentant sous forme d’un schéma quinaire, la première sous-partie correspondrait à la situation initiale et au nouement qu’est la rencontre entre Joseph et Aséneth, la deuxième à l’action transformatrice (la conversion d’Aséneth), et la troisième à la résolution et à la situation finale qu’est le mariage de Joseph et Aséneth, en forme de Happy end.
L’intrigue
Le tournant que constituent les chapitres 10 à 17 constitue lui-même une intrigue dans l’intrigue, que l’on peut qualifier d’intrigue de résolution[7]. On peut ainsi distinguer la situation initiale où Aséneth est seule dans sa chambre jusqu’au soir, matérialisée un peu en amont par le sommaire en 9,2, repris après le départ de Joseph en 10,2. L’élément déclencheur semble être la venue du soir et le fait qu’Aséneth se retrouve effectivement seule, d’une part parce que ses parents sont partis (9,1) et d’autre part, parce que les seules personnes encore présentes, les sept vierges qui la servent, sont endormies (9,2). Il faut préciser que la venue du soir, eu égard à l’importance de la symbolique de la lumière dans le roman, fait partie intégrante de cet élément déclencheur, au sens où elle n’est pas seulement un cadre temporel expliquant le fait que les vierges dorment pendant qu’Aséneth veille, mais constitue aussi la trame symbolique de cet élément déclencheur : c’est au moment où l’obscurité survient, et où un jour nouveau commence (par la nuit) que le récit de la conversion peut démarrer. Nous reviendrons plus loin sur cette temporalité du récit.
Le nouement de l’intrigue narrant la conversion d’Aséneth, après avoir été brièvement introduit par la mention des larmes (9,2 ; 10,1), du jeûne (10,1) et du rejet des idoles (9,2) est ensuite exposé au long du chapitre 10. On y lit la séquence d’actions d’Aséneth la préparant à sa transformation : elle sort chercher un sac et de la cendre, se débarrasse de sa parure de princesse pour revêtir une tenue de deuil, rejette ses idoles ainsi que les mets qu’elle a coutume de leur offrir, puis jeûne et pleure durant sept jours (10,3-20).
Quoique le deuil de sept jours puisse se lire comme partie intégrante de la transformation, il se distingue clairement, quant à la narration, de la prière qui suit. En effet, l’un des grands enjeux de l’intrigue de JA a trait à la parole, et la parole de vie, bien plus qu’à l’action. Notons entre autres choses que ce qui est reproché à Aséneth, par Joseph, puis par elle-même, c’est d’adorer des idoles, certes, mais des idoles mortes et muettes (8,5 ; 12,6) et d’avoir eu de mauvaises paroles, en particulier contre Joseph (6,6 ; 12,5 ; 13,9-10). Ces sept jours de deuil font figure d’une descente dans la mort d’Aséneth, durant lesquels aucune parole ne sort de sa bouche. De là, on peut considérer que le tournant de l’intrigue qu’est sa conversion, l’action décisive, s’enclenche au moment où, enfin, elle reprend la parole. Par ailleurs, notons que les actions d’Aséneth décrites par le narrateur au chapitre 10 sont de nouveau présentées, cette fois par le point de vue d’Aséneth, à la fin de sa prière, comme pour exprimer encore plus clairement, s’il était besoin, que ces actions constituaient bien un préalable à sa principale démarche, qui est de s’adresser au Dieu de Joseph pour lui demander pardon[8].
Enfin, la phase de résolution suit avec l’arrivée de l’ange et est, elle aussi, particulièrement développée (14-17), la situation finale laissant une Aséneth à nouveau seule mais cette fois en grâce à tous points de vue, et fin prête pour le retour de Joseph. On remarquera que la scène avec l’ange est elle-même construite comme une intrigue de révélation, faite de ses retards et de ses complications, et pour laquelle la confession d’Aséneth fonctionne comme un élément déclencheur. Toutefois, la prière d’Aséneth, ce long monologue, enclavée entre deux séquences dans lesquelles le point de vue du narrateur domine, constitue bel et bien un centre. Sa prière, tournée vers l’orient, trouve sa réponse dans le lever de l’étoile à l’orient qui annonce la venue de l’ange. Des éléments essentiels ayant trait à la transformation d’Aséneth trouvent ainsi leur résolution dans la venue de l’ange : la vocation d’Aséneth (15,1-6), bien sûr, avec notamment son changement de nom ; mais aussi le fait qu’après avoir revêtu une tenue de deuil en amont, elle revêt cette fois une robe nouvelle (14,12-15). L’apparition de l’ange ne constitue pas une nouvelle épreuve, ajoutant à la crise de l’intrigue, et bien qu’elle porte sa part de suspens (en particulier au long du chapitre 14), il s’agit d’une épiphanie qui vient répondre à la supplication d’Aséneth et valider sa transformation.
On peut d’ailleurs observer un parallèle esthétique (et peut-être même rhétorique) intéressant, entre le fait que le « deuil » d’Aséneth se termine par l’accélération narrative mentionnant la répétition pendant sept jours (10,20), et le fait qu’une fois bénie, la rencontre d’Aséneth avec l’ange s’achève par la demande d’une même bénédiction pour les sept vierges à son service (17,4-5). Dans les deux cas, l’action qui se déroule doit se répéter sept fois pour que l’accomplissement soit total.
Les personnages
Quant aux personnages de la scène qui nous intéresse ici, c’est l’isolement d’Aséneth qui caractérise ce tournant de l’intrigue. Cet isolement est inauguré non seulement par le départ de Joseph au chapitre 9, mais aussi par le départ de ses parents aux champs (10,1), et renforcé par la précision qu’elle seule veille (10,2), excluant ainsi du récit qui va suivre les sept vierges vivant avec elle. Le court dialogue entre Aséneth et sa servante préférée fonctionne ainsi comme un retard, mais vient aussi rappeler que les vierges qui veillent sur Aséneth ne sont pas des « fantômes », toutes figurantes qu’elles sont : elles sont bien là, à son service, et le fait qu’Aséneth les renvoie vient accentuer l’effet de son isolement. Il ne fait plus aucun doute qu’Aséneth est désormais seule, totalement, et qu’elle le restera jusqu’à l’apparition de l’ange.
Le temps fictionnel
Il faut s’attarder un moment sur le temps du récit, qui a très clairement une fonction symbolique. Le récit fournit de nets repères temporels, à la fois absolus et relatifs, permettant quasiment d’établir un calendrier en-deçà de la narration. Le début du roman situe l’histoire dans la première des sept années d’abondance, en référence à Gn 41,29-30, au cinquième jour du deuxième mois. Mais une ellipse situe immédiatement le vrai commencement de l’intrigue au dix-huitième jour du quatrième mois de cette même année. Par ailleurs, du jour en question, Joseph précise : « c’est le jour où Dieu a commencé à faire ses œuvres » (9,5), autrement dit le premier jour de la semaine.
Une précision doit néanmoins être donnée à ce sujet : s’il est explicite que Joseph arrive chez Pentephrès pour midi, à l’heure où le soleil est à son zénith (3,3), le moment où il désigne le jour en question comme le premier de la semaine est moins précis. Au terme du repas de Joseph chez Pentephrès, ce dernier invite son hôte à passer la nuit à demeure, pour ne repartir qu’au matin. Il est ainsi tentant de voir ce moment du départ de Joseph comme la fin du Shabbat ; à la tombée de la nuit en fin de semaine. On peut en effet noter qu’après sa rencontre avec Joseph, Aséneth reste dans sa chambre à pleurer jusqu’au soir ; et c’est seulement ensuite que le récit nous fait part de l’invitation de Pentéphrès, ce qui peut laisser croire que cette invitation est bien faite le soir, donc au moment où le Shabbat (si Joseph est arrivé un Shabbat) est déjà terminé. On peut ajouter encore un détail en faveur de cette hypothèse : quoique Pentéphrès et son épouse soient égyptiens et ne représentent donc pas, dans le cadre de la réception du récit, des juifs mais plutôt des païens, ils sont décrits de manière fort positive, reconnaissant l’autorité de Joseph, et le fait que l’esprit de Dieu et la grâce du Seigneur sont sur lui (4,8-9). Pour des raisons sur lesquelles nous aurons à revenir plus loin, Pentéphrès et son épouse sont ainsi plus ou moins associés à la piété de Joseph, du moins aux valeurs positives qu’elle représente, et lorsqu’il est question d’idolâtrie, c’est essentiellement Aséneth qu’elle caractérise[9]. Aussi, il ne serait pas surprenant que le récent retour des champs des parents d’Aséneth au début du récit (3,7), et leur départ pour les champs le soir-même (10,1) délimite un Shabbat, compris pour l’auteur implicite vraisemblablement juif, comme un temps de repos entre deux périodes d’activité. Enfin, le fait que la séparation de Joseph et d’Aséneth se situe à la frontière temporelle entre deux semaines correspond bien narrativement à la situation liminaire du personnage d’Aséneth, tel qu’il ressort par la suite au cours de sa prière : à sa façon, le personnage d’Aséneth est, à partir de sa rencontre avec Joseph, au seuil d’une transformation, d’un changement important et ce seuil pourrait bien avoir une représentation symbolique dans le temps fictionnel, dans ce passage d’une semaine achevée à une semaine nouvelle.
En outre, symboliquement toujours, l’idée qu’un Joseph très « solaire » quitte les lieux (de la scène) à la tombée du jour, guidant ainsi, ou accompagnant, le soleil, est assez convaincante. Mais elle ne l’est guère plus en réalité que celle selon laquelle cette figure solaire, lumineuse, apparaisse dans la scène au premier jour de la semaine, ainsi enrichie par la symbolique biblique de la création de la lumière. De même, il est vrai que rien ne permet d’affirmer que l’invitation faite à Joseph au terme du repas, et la réponse qu’il y donne, soit faite le soir. Au contraire, après le sommaire énonçant l’attente et les larmes d’Aséneth jusqu’au soir, le récit nous ramène par analepse au repas de Joseph, et il faudrait dès lors considérer que ce repas ait duré du midi jusqu’au soir pour situer l’invitation de Pentéphrès au début du jour suivant.
Toutefois, si ces contradictions sont recevables[10], elles ont quelque chose de comptes d’apothicaire : s’il y a bien une symbolique des jours, ce sur quoi nul ne revient, elle est convoquée au moment où ceux-ci sont identifiables à la lecture du récit. Or lorsque Joseph arrive chez Pentéphrès, rien ne laisse encore penser qu’il s’agit du premier jour de la semaine, sinon de savants calculs dépendants de la connaissance du calendrier de référence de l’auteur (qu’il faudrait donc supposer connu du lecteur). Bien plus, le tout récent retour à demeure de Pentéphrès et de son épouse plonge le lecteur dans l’atmosphère d’un jour de repos. Et ce n’est qu’au moment du départ de Joseph que le jour est identifié comme le premier de la semaine, non à son arrivée : en ce sens, s’il charge le récit d’une signification biblique, c’est bien plus en lien avec ce qui va suivre qu’avec ce qui précède, le départ de Joseph annonçant le début d’une nouvelle intrigue concernant Aséneth ; intrigue déjà introduite par un court sommaire précédant la qualification du jour en question (9,2).
C’est d’autant plus net que ce jour désigné par Joseph comme le jour de commencement des œuvres de Dieu a pour fonction d’initialiser un comput, qui prévoit le retour de Joseph « le huitième jour ». La suite du récit montrera d’ailleurs que ce « huitième jour », cette fois bien annoncé comme tel (11,1) sera non seulement celui du dénouement, mais tout entier placé sous le signe de la Création et de l’apparition de la lumière, aussi bien dans la prière d’Aséneth (12,2) que dans le lever de l’étoile du matin à l’Orient et l’apparition de l’ange en une lumière indicible (14,2-3). Ce qui confirme, rétroactivement, que le repas de Joseph chez Pentéphrès, et sa rencontre avec Aséneth, a bien plus de chance de correspondre au Shabbat qu’au jour suivant[11].
Quant à la narration en elle-même, nous savons dès lors que le chapitre 10 est associé au temps de la Création biblique : une semaine, qui commence bien au soir du premier jour, et constitue elle-même un seuil, puisque le dénouement ouvre sur une « nouvelle création », à partir du chapitre 11, avec l’apparition de la lumière le huitième jour, qui est comme un nouveau premier jour[12]. Il y aura dès lors un avant et un après, pour le personnage d’Aséneth qui prend ainsi une dimension cosmique. Dans le personnage d’Aséneth, c’est la création de l’homme qui se joue, ou se rejoue, et comme dans le récit biblique, cette (re-)création semble impliquer l’univers tout entier, ou du moins établir un parfait accord entre microcosme et macrocosme.
L’espace
Il faut d’abord rappeler que l’histoire est située à Héliopolis, la « ville du soleil », un support symbolique (en référence à l’astre divin et à la lumière) que le récit ne manque pas d’exploiter, que ce soit dans la figure solaire de Joseph, le moment de son arrivée dans la ville (à midi), dans l’apparition de l’ange en lieu et place du soleil, à l’orient au matin, ou encore dans les œuvres divines liées à la lumière évoquées en introduction de la prière d’Aséneth.
Au fil du récit, l’espace se resserre comme en cercles concentriques : de tout le territoire d’Egypte, on en vient à la ville d’Héliopolis, puis à la maison de Pentephrès avec sa tour, sa grande cour tout autour et la source à sa droite, puis de l’intérieur de la maison les événements se déplacent peu à peu vers les appartements d’Aséneth, où se déroule la scène de la prière, plus précisément encore dans sa première chambre, celle où elle vit et où elle dort (2,12.14), celle encore pavée de pierres de couleur rouge (2,3). Quoique le narrateur ne précise pas formellement qu’Aséneth soit revenue dans cette première chambre après son passage dans la deuxième pour revêtir sa tenue de deuil (10,9), le fait que la scène s’y déroule est explicité plus loin. C’est en effet bien sur ce pavement de pierres rouges qu’Aséneth a pleuré durant sept jours et qu’un limon s’est formé (13,5), et c’est implicitement de là qu’elle devra de nouveau passer dans la deuxième chambre pour revêtir une robe nouvelle (14,15). On peut ajouter que pour sa prière, Aséneth se tourne vers l’orient, d’où elle verra se lever l’étoile du matin, ce qui met en ligne de mire la première des trois fenêtres de sa chambre (2,12-13), et la met par ailleurs dans l’axe de son lit.
Il est d’ailleurs notable qu’Aséneth soit étendue sur le sol plutôt que sur son lit, lequel porte plutôt une symbolique nuptiale dans le récit, figurant du moins la pureté virginale d’Aséneth (2,16). C’est du sol, et non du lit que la transformation d’Aséneth s’opère. C’est sur ce sol, symbolisant la terre, que se forme le limon avec la cendre et les larmes d’Aséneth. Ce limon (πηλός) est la matière de laquelle, dans la métaphore biblique du Dieu-potier, l’homme est formé[13]. Mais il est aussi l’état de l’homme écrasé, réduit à rien[14] ; une double signification bien présente dans JA et qui dit l’état de l’homme dans son absolue impuissance, tout entier abandonné (de gré ou de force) aux mains de son créateur. Le limon qui résulte des larmes d’Aséneth figure ainsi, comme en miroir pour le personnage, son être même, détruit et misérable[15], mais aussi prêt à être nouvellement formé.
Sur les appartements d’Aséneth, décrits de manière relativement détaillée au chapitre 2, il faut préciser, comme l’a bien relevé R. S. Kraemer[16], que non seulement l’appartement d’Aséneth, mais toute la demeure de Pentephrès évoque un lieu sacré et par analogie, les cieux comme demeure du divin : « While in chapter 2 I suggested that some of the description of Aseneth’s rooms could have been constructed out of traditions about Wisdom’s house, here I would like to explore further the possibility that the entire complex may be viewed as a kind of mystical cosmic map, with the courtyard representing Paradise, the seven rooms of the seven virgins representing the seven heavens, and Aseneth’s three-room apartment representing a three-chambered temple. »[17].
Le récit nous fait ainsi pénétrer pas à pas, par rapprochements concentriques, jusqu’au Saint des Saints d’un Temple, dont il est par ailleurs remarquable qu’il soit localisé en Egypte, et où se manifestera, avec l’apparition de l’ange, la présence de Dieu. L’espace dans lequel évolue Aséneth au cours de sa transformation est aussi, à cette occasion, le théâtre symbolique d’une ascension du personnage, qui de la terre est élevé jusqu’au plus haut des cieux.
Lecture de la prière d’Aséneth
La prière d’Aséneth se décompose en trois grandes parties, dont la partie centrale peut elle-même être subdivisée, de sorte que l’on peut déjà, avant d’en expliquer les raisons, la présenter ainsi :
Introduction (12,2-4) : invocation |
A. Première confession (12,5-7a)
B. Demande de secours (12,7b – 13,1) : ce que Dieu doit faire B’. Plaidoirie (13,2-8) : ce qu’Aséneth a fait A’. Deuxième confession (13,9-10) |
Conclusion en forme d’intercession (13,11-12) |
L’introduction (12,2-4)
La première partie, introductive, comporte deux sous-parties : une invocation ou adresse à Dieu (12,2-3), suivie d’une introduction à la démarche qui va suivre (12,4). L’ensemble établit une relation entre les deux partis (destinateur et destinataire de la prière), l’invocation focalisant sur le destinataire, et la suite sur le destinateur.
L’adresse à Dieu est intéressante au moins sous deux aspects : d’une part, elle focalise sur Dieu en tant que créateur ; plus particulièrement créateur de la lumière. Il est celui qui créé l’univers en rendant « visible ». D’autre part, l’adresse combine une vision de Dieu plutôt joséphienne (v. 2), et une plutôt égyptienne (v. 3)[18], annonçant par anticipation que le Dieu dont il s’agit sera tout à la fois celui de Joseph et celui d’Aséneth. Du même coup, le Dieu auquel s’adresse Aséneth est présenté comme universel et au-delà des frontières culturelles et nationales, à tel point que certains ont pu y voir un « blatant religious syncretism »[19]. À ce motif du passage de l’invisible au visible ici, répond plus loin celui du passage de l’ignorance à la connaissance. La création divine est donc directement assimilée à une révélation et assignée ici à une dimension spirituelle.
La partie suivante, en plus de focaliser cette fois sur le destinateur de la prière, présente le contenu de la prière elle-même, faite d’une demande adressée à Dieu (« Seigneur, mon Dieu, c’est à toi que je crierai, prête attention à ma prière ») et d’une confession (« et c’est à toi que je confesserai mes péchés, et c’est à toi que je dévoilerai mes iniquités »). Même ici, dans l’exposition de la démarche d’Aséneth, le caractère de « révélation » est présent : de même qu’Aséneth lève le voile sur son iniquité (ἀποϰαλύψσω), Dieu va pouvoir lever le voile de son ignorance ; une « apocalypse » dont la réalisation sera signifiée plus loin, dans la demande de l’ange à Aséneth : « enlève donc le voile de ta tête » (15,1).
La prière (12,5 – 13,10)
C’est ici le corps même de la prière, et il est construit de façon concentrique. Cela se formalise quant au contenu, par le fait que cette partie est encadrée par deux confessions (caractérisées par l’utilisation de l’aoriste ἥμαρτον), avec d’ailleurs pour chacune d’entre elle, une expression crochet : « misérable que je suis » (ἐγὼ ἡ ἀθλία) en 12,6 et en 13,10.
La première confession porte sur la souillure liée aux idoles : d’une part le fait d’avoir consommé les idolothytes, et d’autre part d’avoir adoré des idoles mortes et muettes. La souillure provoquée par les idolothytes a affecté la parole d’Aséneth, qui dès lors est devenue mauvaise, comme par contamination. Et l’adoration d’idoles mortes et muettes l’a rendu indigne d’ouvrir la bouche, autrement dit elle-même morte et muette à l’image des idoles, là encore comme par contamination. Il faut ici ajouter une remarque : si dans la lecture de l’introduction nous avons pu voir que l’adresse à Dieu ne rompait pas avec la façon égyptienne de s’adresser à lui, ici l’assimilation de l’idolâtrie à l’adoration des dieux Égyptiens est explicite. Il y a bien un rejet des divinités égyptiennes au profit du Dieu de Joseph, et l’on ne peut définitivement plus parler de syncrétisme, mais plutôt, pour ce qui est de l’invocation de Dieu à la manière égyptienne, d’une forme d’interculturation.
Au centre de ces deux confessions, se trouvent deux sous-parties : d’une part une demande (12,7b – 13,1), et d’autre part, un témoignage rétrospectif des actes de pénitence effectués par Aséneth, que l’on peut voir comme une plaidoirie (13,2-8).
Pour ce qui est de la demande (12,7b – 13,1), deux champs lexicaux se mêlent dans le discours d’Aséneth : celui de la persécution d’une part, et celui de la filiation d’autre part. Ce qui fait de la demande d’Aséneth une double requête en réalité, qui se complètent l’une l’autre : une demande de libération, et une demande d’adoption.
Aséneth se déclare persécutée. Son ennemi, le Diable, est aussi désigné comme le « lion sauvage des temps anciens » qui a pour petits les dieux égyptiens. On retrouve ici le rejet de l’idolâtrie, mais avec un certain renversement moral : de coupable du péché d’idolâtrie, Aséneth se dit maintenant victime. D’une certaine manière, elle plaide donc déjà pour elle-même, en déplaçant le nœud du problème : c’est entre Dieu et le Diable que le problème doit se régler, Aséneth étant la proie impuissante des forces qui la tiraillent. La deuxième sous-partie (13,2-8) complètera cela en énumérant tout ce qu’Aséneth a déjà pu faire d’elle-même pour s’écarter de son péché. Elle n’évoque ici que ce dont elle est victime : son idolâtrie comme un emprisonnement, et une sorte de menace de mort « spirituelle » qui pèse sur elle. C’est là un point important car Aséneth rapproche son idolâtrie de sa condition mortelle, et voit donc dans Dieu, invoqué comme sauveur, celui qui donne la vie.
Aséneth se déclare aussi orpheline. Sa demande est encadrée par la mention de son père Pentéphrès, opposé à Dieu, le père qu’elle souhaite réellement avoir : « moi la fille de Pentéphrès le prêtre / c’est à toi que j’apporte, Seigneur, ma prière […] comme un enfant auprès de son père et de sa mère » (12,7) et de manière encore plus directe à la fin où les biens périssables de son père Pentéphrès sont opposés aux biens éternels de l’héritage du Seigneur (12,12). Au centre de cette opposition, une déclaration surprend : Aséneth se dit reniée par son père et sa mère (12,11). Si c’est le cas, le reste de l’histoire n’en rend pas compte, ou de manière trop subtile pour qu’on le remarque ! Peut-être faut-il y voir une allusion à la dispute entre Aséneth et son père, directement liée à sa médisance sur Joseph, en 4,16, mais cela paraît bien peu probable. Une chose est sûre, c’est que dans la suite du récit, les parents d’Aséneth se réjouissent du mariage de Joseph et d’Aséneth (20,5-6). Et par ailleurs, la mention de sa mère, ici, exclut de considérer que le père dont elle parle soit cet « autre père » qu’est le Diable qu’elle évoque juste avant.
Il faut dès lors ici comprendre que la situation d’orpheline qu’Aséneth décrit n’est pas nécessairement une situation formelle (ses parents ne l’ont pas proprement reniée), mais qu’elle représente une situation liminale : Aséneth est en transit entre deux filiations, qui se rattachent, l’une au Diable et ses enfants que sont les dieux égyptiens, l’autre à Dieu et son seigneur Joseph. Ce n’est qu’en l’absence de filiation claire qu’elle est « reniée », en tant qu’orpheline, c’est-à-dire dans cette liminarité où elle a déjà rejetée la paternité du Diable, et n’a pas encore été acceptée comme fille de Dieu. Elle est sans famille charnelle, parce qu’elle est, dans ce temps de transition, sans famille spirituelle. Et c’est pourquoi plus tard, lorsqu’elle sera bénie par Dieu, elle sera non seulement acceptée par Joseph, mais aussi toujours acceptée avec joie par ses parents.
On voit d’ailleurs ici que l’héritage d’Aséneth fait l’objet d’une double transformation. L’une est plus « verticale », de l’ordre de la révélation. C’est celle qui lui fait prendre conscience de la signification véritable de la filiation (et de la paternité) : ce n’est plus d’être fille de Pentéphrès et de son épouse qui importe, mais d’être fille de Dieu (ou du Diable). La filiation charnelle, rapportée d’ailleurs aux biens terrestres, est relativisée, au profit d’une filiation plus authentique et plus déterminante, qui est d’ordre spirituel. Elle met en jeu l’intelligence. L’autre est plus « horizontale », de l’ordre de la conversion, et s’opère dans le champ de la filiation spirituelle, du Diable vers Dieu. Ces deux transformations, spirituelles et morales, sont évidemment liées l’une à l’autre, puisque les biens terrestres (opposés aux biens célestes), ceux de son père Pentéphrès « le prêtre », sont en même temps directement liés au culte égyptien et donc au Diable, et que par ailleurs le Dieu sauveur se trouve aussi être le père des orphelins. Aséneth doit finalement être sauvée du mal en même temps que de l’ignorance (l’authentique filiation), mal et ignorance étant présentés comme les deux faces d’une même pièce.
La partie plaidoirie qui suit (13,2-8) est elle-même en deux parties, puisqu’Aséneth rappelle d’abord sa démarche pénitentielle, le rituel de deuil (13,2-6). Puis seulement ensuite, elle énumère ce qu’elle fait pour rejeter les idoles (13,7-8). Le rituel de deuil la laisse pour morte, et le rejet des idoles pour orpheline. Il y a dès lors pour elle deux manques que Dieu doit venir combler : celui d’une vie nouvelle, et celui d’une filiation nouvelle. Une seule transformation comble ces deux manques à la fois : la naissance. La plaidoirie d’Aséneth pourrait ainsi se résumer en ces mots : « vois Seigneur, je me suis préparée pour une renaissance ». Ainsi, la demande de libération d’Aséneth est une demande de renaissance quasi-utérine, celle d’une vie nouvelle ; quant à sa demande d’adoption, elle est celle d’une renaissance à la filiation divine et d’inscription à un nouvel héritage[20].
La deuxième confession vient dès lors compléter ce qui se joue dans cette double transformation. La première confession portait sur le rejet des idoles, ce qui dans la demande d’Aséneth a pour écho le champ lexical de la persécution, et la deuxième partie de sa plaidoirie. Dans cette deuxième confession Aséneth confesse non plus son idolâtrie, mais l’autre mal dont elle est atteinte : l’ignorance. Et cette ignorance a, là encore, pour objet la filiation : Aséneth ignorait que Joseph était fils de Dieu (13,10). Cette confession fait donc écho cette fois, dans la demande d’Aséneth, au champ lexical de la filiation, et à la première partie de sa plaidoirie qui témoigne de son retour à l’état informe, prénatal, la disposant pour une éventuelle recréation. Il faut relever d’ailleurs dans cette deuxième confession la mention des blasphèmes (13,9) qui fait écho à la parole mauvaise de la première confession. Mais si dans la première confession, la bouche d’Aséneth souillée par les idoles était celle des mauvaises paroles devant Dieu, sa bouche d’ignorante est maintenant celle des mauvaises paroles contre Joseph.
La conclusion de la prière (13,11-12)
En conclusion de sa prière, Aséneth reconnaît maintenant la filiation divine de Joseph et dit son amour pour lui, plus que sa vie : c’est un élément essentiel, car Aséneth abandonne bien sa vie à l’espérance d’une vie nouvelle avec et pour Joseph. « C’est à toi que je le confie » manifeste bien qu’elle ne veut pas posséder Joseph, que ce n’est pas le désir qui la pousse vers lui, mais sa dignité propre de fils de Dieu. Dès lors, elle est prête à s’en faire la servante, de la même façon qu’elle se ferait servante de Dieu. Et cette démarche, elle le rappelle une dernière fois, est, pour ce qui la concerne, « pour la vie » (εἰς τοὺς χρόνους ἅπαντας τῆς ζωῆς μου). Autrement dit, Aséneth s’en remet à Dieu en reprenant les deux aspects de la transformation attendue par la prière : d’une part guérir de l’ignorance en entrant, avec Joseph, dans une nouvelle filiation (celle qui fait de Dieu son père), et d’autre part obtenir une vie nouvelle, délivrée de la mort spirituelle et de son lien avec le Diable et les dieux égyptiens.
Synthèse de la lecture de la prière
Dans cette prière, Aséneth pointe donc deux maux, qu’elle confesse et dont elle espère être délivrée. Il y a l’idolâtrie d’une part, qui est considérée comme un mal au sens absolu du terme, et duquel elle demande à Dieu de la délivrer. La conséquence de cette idolâtrie, c’est la mort pour Aséneth, au moins spirituelle : elle se reconnaît, comme ses idoles, morte et muette, et se convertit. Et puis il y a l’ignorance d’autre part. Cette ignorance focalise principalement sur ce que sont la véritable filiation et la véritable paternité. Aséneth n’avait pas reconnu, jusqu’à le rencontrer, que Joseph était fils de Dieu, et n’avait pas reconnu non plus que les dieux égyptiens étaient fils du Diable. La conséquence de cette ignorance est une autre mort, celle de n’être jamais vraiment née, de n’avoir été « que » la fille de Pentéphrès. Aséneth est là dans une dynamique de révélation qui ouvre son intelligence à la véritable filiation (de Joseph) et à sa situation d’orpheline.
Sa mort constatée, Aséneth peut la considérer comme un genre de stade prénatal ou préconceptionnel. Elle est informe et vide, prête à être recréée au terme du septième jour, formée par le Dieu-potier, et à passer de l’obscurité à la lumière. Si la dynamique de conversion donne à lire la prière comme partie prenante d’un discours parénétique, celle de révélation lui donne indéniablement une teneur apocalyptique.
Conclusion
Les commentateurs de JA se sont généralement peu attardés sur ces chapitres de la prière d’Aséneth. R.S. Kraemer lui consacre néanmoins une page dans laquelle il la rapproche des prières de demande en prose que l’on trouve dans l’Écriture : « De telles prières ont généralement une structure triple. L’invocation d’ouverture nomme la divinité dont la faveur est recherchée et souligne souvent les pouvoirs et les caractéristiques de la divinité qui sont particulièrement pertinents pour les besoins du demandeur. Les parties centrales de la prière identifient le demandeur d’une manière qui cherche à établir une communauté d’intérêts entre la divinité et le demandeur. Enfin, la prière demande des faveurs et une assistance spécifiques, fournissant parfois à la divinité une motivation explicite de s’y soumettre. »[21] Même si au plan rhétorique nous avons pu dégager de l’analyse une structure qui diffère sur certains points, elle ne contredit pas ce schéma de la structure des prières bibliques en prose mais vient plutôt s’y superposer ; avec un bémol cependant : le schéma proposé par R. S. Kraemer ne semble pas accorder de réelle place (et enjeu) à la partie « confession » de cette prière, dont nous avons vu qu’elle encadre la demande.
Quoi qu’il en soit, la prière d’Aséneth a, dans sa forme, d’indéniables consonances bibliques. En la lisant, et en poursuivant avec la réponse qui lui est faite dans les chapitres suivants, on songe d’ailleurs à Dn 9, à sa longue confession introduite ainsi : « Je tournai ma face vers le Seigneur Dieu en quête de prière et de supplications, avec jeûne, sac et cendre » (Dn 9,3), là aussi explicitement le soir, et suivie de l’apparition de l’ange qui, comme dans JA (14,4), apparait sous les traits d’un homme (Dn 9,21). La prière de Dn 9 comporte elle aussi ces deux éléments que sont la supplique pénitentielle, avec confession des fautes, et la prière de demande. Quant au tissu narratif, si dans la prophétie de Dn 9,22-27 la référence au Temple est beaucoup plus explicite que dans le cas de JA, les deux textes ont en commun de qualifier symboliquement le temps par les nombres ; la référence appuyée au septénaire en Dn 9 étant un important point de rapprochement avec JA.
Ce rapprochement avec Dn 9 sera des plus éclairants si on considère le nouveau nom donné à Aséneth : « ville du refuge » (πόλις καταφυγῆς) qui donne au personnage d’Aséneth un caractère typologique. Il faut ici évoquer l’étude de G. Bohak[22] qui l’a conduit à considérer JA comme une apocalypse dépeignant la fondation du temple de Léontopolis fondé par Onias IV, sur le modèle du temple de Jérusalem, dans le nome d’Héliopolis, au IIème siècle avant notre ère. La transposition du personnage d’Aséneth, par analogie, sur un collectif juif peut conduire à considérer sa confession, à l’instar de celle de Dn 9, comme la tôdâ d’une liturgie pénitentielle collective[23]. De même que la prière de Dn 9 est venue incarner dans la tradition juive le type même de la prière d’expiation du peuple portée par le Grand Prêtre (voir TB Yoma 36b), aux côtés de Ps 106,6 et 1R 8,47, la prière d’Aséneth peut se prêter à un usage liturgique, par une communauté, et plus spécifiquement une communauté de diaspora héliopolitaine. C’est d’ailleurs là encore un point de rapprochement avec le livre de Daniel. Ainsi que l’a présenté A. Finkel : « Daniel étend les limites des premières visions prophétiques de l’histoire. Il jette aussi un pont entre les préoccupations religieuses de la Diaspora et celles des habitants de la Judée. Ceci se reflète clairement dans le contenu du livre qui introduit des récits héroïques de juifs martyrs en exil dans les visions d’un juif intéressé aux événements historiques concernant son pays et le Temple. »[24]. Toutefois, JA a aussi d’indéniables aspects politiques[25] qui ne sauraient se cantonner à décrire (et justifier) sur le mode de la prophétie eschatologie, la diaspora héliopolitaine comme la solution à la pérennité du culte yahwiste, et sinon sa supériorité sur la communauté judéenne, du moins sa légitimité.
Il est clair que le rejet du culte égyptien, dans JA, est bien à distinguer du rejet de l’Egypte dans son ensemble, que JA tend plutôt à justifier. La fin du récit voit même Joseph s’inscrire dans la lignée des pharaons, non pour s’y substituer, mais pour en être un maillon. Quant à Aséneth, si elle intègre bel et bien la famille de Jacob, elle n’en demeure pas moins princesse égyptienne, du même fait. Elle n’est pas orpheline de l’Egypte. Quant à Joseph, qu’Aséneth a reconnu fils de Dieu, il ne tardera pas, sitôt fiancé à Aséneth, à se déclarer fils du Pharaon (20,7). S’il n’y a donc pas de syncrétisme entre culte yahwiste et culte égyptien, il y a bien un mariage entre l’Egypte et Israël, où Aséneth entre par le mariage dans la famille de Jacob et Joseph est confirmé par le même mariage dans la famille de Phararon. Le roman fait état d’une confrontation interculturelle qu’il résout par une visée de communion des cultures, de métissage. Les deux doubles filiations, celle de Joseph et celle d’Aséneth, portent en elles une dynamique de « purifications » de la notion même de filiation. Et on pourra d’ailleurs lire, par la suite, la deuxième partie du roman qui conduit à la mort du fils de Pharaon, dans cette même perspective : il faut que le fils de Pharaon meurt, pour qualifier Joseph comme l’unique et authentique fils de Pharaon, lui qui était déjà fils de Dieu.
Ce mariage, dont la prière d’Aséneth est le tournant, a un caractère saptientiel et apocalyptique. La dimension parénétique de la prière sera en effet totalement absorbée dans les enjeux sapientiaux du récit par l’assimilation de la Repentance à la Sagesse personnifiée. Ce sont là des caractéristiques du roman qui le rapprochent d’ailleurs encore un peu plus du livre de Daniel. Le Dieu de JA est le Dieu de tous, de Jacob et de Joseph, mais aussi d’Aséneth, voire des Égyptiens dans leur ensemble, pourvu que chacun accepte de renaitre à la sagesse et de se repentir de ses fautes. La démarche, qui consiste à se reconnaitre comme orphelin induit une relativisation des racines culturelles et des attachements ethniques pour voir au-delà, et se reconnaitre, dans une commune humanité, enfants de celui qui donne la vie, éclairés par un même soleil. Cette démarche reste toutefois individuelle, comme en témoigne la solitude appuyée d’Aséneth durant sa prière. À sa façon, en reprenant le style du roman d’amour, JA ouvre le motif du mariage mystique qui, dans la Bible, est plus souvent employé pour qualifier l’alliance d’Israël avec Dieu, à une dimension plus universelle mais sur un mode analogue, pour parler de l’union de toute l’humanité avec Dieu ; une humanité comprise idéalement comme une communion des peuples, et eux-mêmes comme une communion des individus entre eux. Ce qui donne à JA de fortes consonances avec le message du Nouveau Testament par ailleurs. D’ailleurs, pour conclure sur la proximité de Daniel et de JA, notons que le fort retentissement de Daniel chez les premiers chrétiens, dont les évangiles témoignent à eux seuls, trouve encore en JA un écho, en quelque sorte, dans les débats toujours actuels pour déterminer s’il y a ou non, dans JA, une part de rédaction chrétienne.
Bibliographie sélective
BOHAK (G.), Joseph and Aseneth and the Jewish Temple in Heliopolis (SBL Early Judaism and its literature 10), Atlanta (GE), Scholars, 1996.
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CHESNUTT (R. D.), From Death to Life. Conversion in Joseph and Aseneth (Journal for the Study of the Pseudepigrapha Supplement Series 16), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1995.
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KRAEMER (R. S.), When Aseneth Met Joseph: A Late Antique Tale of the Biblical Patriarch and His Egyptian Wife, Reconsidered, New York & Oxford, Oxford University Press, 1998.
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LOURIE (B.), « The Liturgical Calendar in the Joseph and Aseneth », Wendy Mayer and Ian J. Elmer (eds.), Men and Women in the Early Christian Centuries (Early Christian Studies, 18), Strathfield, St Pauls Publications, 2014, p. 111–134.
PHILONENKO (M.), Joseph et Aseneth. Introduction, texte critique, traduction et notes (Studia Post Biblica 13), Leiden, Brill, 1968.
- [1] Les deux personnages sont implicitement confondus notamment dans Jubilés 40,10 ainsi que par Origène dans son commentaire sur la Genèse (voir M. Philonenko, Joseph et Aséneth, p.39), qui évoque une tradition juive à l’appui. De fait l’assimilation des deux personnages est clairement assumée dans TB Sota 13b, où la différence de nom Potiphar/Poti-Phéra est expliquée par la castration du serviteur de Pharaon (de même qu’il est physiquement mutilé, son nom est lui aussi mutilé), qui dès lors se fait prêtre d’Héliopolis. Même assimilation dans Bereshit Rabba 85,2, chez Rachi, dans son commentaire de Gn 41,45 (qui cite d’ailleurs TB Sota 13b), ou encore dans le Tseenah ureenah (voir Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janow, Le commentaire sur la Torah, Verdier, 1988, p. 280-281). Autant dire que l’assimilation des deux personnages constitue la tradition dominante dans le judaïsme. Elle a encore court encore aujourd’hui, comme en témoigne très récemment, par exemple le film d’animation Joseph: King of Dreams produit par DreamWorks et sorti en 2000.
- [2] Voir les références relevées par L. Ginzberg, Les légendes des juifs. III Joseph, les fils de Jacob, Job, Moïse en Egypte (Patrimoines Judaïsme, trad. G. Sed-Rajna), Paris, Cerf & Institut Alain de Rothschild, 2001, p.280, n. 95, 96 et 432.
- [3] Notons tout de même, parmi les études remarquables sur le texte, la voix discordante de R. S. Kraemer, When Aseneth Met Joseph, p. 239 (cf. bibliographie) : « The evidence and arguments I have amassed here seem to me sufficient to support a date for Aseneth no earlier than the third century C.E. and to place the composition of the Greek texts, both the shorter and the longer versions, in the late third to late fourth centuries C.E. »
- [4] Voir bibliographie en fin.
- [5] Sur la pertinence d’une telle lecture de JA, voir E. M. Humphrey, Joseph and Aseneth, p. 80–82.
- [6] La traduction, ainsi que la numértotation des chapitres et versets sont celles de M. Philonenko. Ce sont cette traduction et cette numérotation qui sont utilisées par la suite dans les citations.
- [7] Selon la distinction tirée de la poétique d’Aristote, entre intrigue de résolution et intrigue de révélation (resolved plots et revealed/revelatory plot) formulée par S. Chatman, Story and discourse, Ithaca; London, Cornell University Press, 1978, p. 48.
- [8] Cette reprise des actions d’Aséneth fait malheureusement dire à M. Philonenko, à propos du chapitre 13, p. 173-174 : « Ce chapitre n’apprend rien de nouveau au lecteur et paraît résumer les pages antérieures en en reprenant certaines expressions caractéristiques ». Il concède toutefois « Rien ne permet cependant d’y voir l’ajout d’un rédacteur ».
- [9] Je reviendrai plus loin sur les versets 12,11-12 qui, de prime abord, pourraient contredire cette affirmation.
- [10] Elles semblent en tout cas pour B. Lourié, p. 112-113, qui n’y va pas par quatre chemins : « Jaubert’s reinterpretation of JA 1:2; 3:1 as Saturday required violence to the text »
- [11] Cela rend dès lors tout à fait pertinente la communication faite par A. Jaubert à M. Philonenko (p. 128, n. 1,2) sur le fait qu’il y aurait « dans ce passage d’Aséneth une trace du calendrier des Jubilés ». Une proposition renforcée par le fait que la façon de JA de donner les dates est la même que dans le calendrier des Jubilés (cf. M. Philonenko, p. 128, n. 1,1). En revanche, considérer une origine commune entre JA et Jubilés pose un problème dès lors que l’on confronte leur vision respective du personnage de Pentéphrès (voir ci-dessus, note 1).
- [12] Voir à ce sujet la précision de S. Inowlocki, p. 73 : « la transformation d’Aséneth sera donc, elle aussi, création, ou plutôt recréation, et le terme κατάπαυσις utilisé dans ce contexte peut être mis en rapport avec la κατάπαυσις divine lorsque Dieu se repose le septième jour ».
- [13] Voir Jb 10,9 ; 33,6 ; 38,14 ; Si 33,13 ; Is 29,16 ; 45,9 ; 64,7 ; Jr 18,6, mais aussi Rm 9,21.
- [14] Voir 2S 22,43 ; Ps 17,43 ; Jb 30,19 ; Mi 7,10 ; Is 41,25.
- [15] Voir Sg 15,10-11 qui qualifierait relativement bien le personnage d’Aséneth ici.
- [16] En dépit d’une autre remarque assassine de B. Lourié sur ce point, p. 112, n. 2 : « Ross S. Kraemer’s analysis of the lodgement of Aseneth as a temple (Kraemer, When Aseneth Met Joseph, 118–120) is hardly more than a very preliminary approach to the topic. ». On notera tout de même les références bibliographiques qu’il fournit à l’appui d’une étude qu’il critique ainsi pour mieux la corroborer.
- [17] R. S. Kraemer, p. 116-120. Voir aussi Humphrey, p. 87 : « In its positive aspect, the tower evokes several images for the knowing reader, including that of the house of Wisdom, and that of a temple: this prudent priest has a daughter who is accompanied by seven virgins, soon to become ‘pillars’ (cf. Prov. 9:1). The number seven may evoke ancient depictions of the heavens (Qumran’s Songs of the Sabbath Sacrifice; 2 En. 20.1 [short version]; Asc. Isa. 7:1), a concept that may also inform Aseneth 22.13, though the reading is uncertain. Again, Aseneth’s three rooms recall temple architecture, while they also enshrine foreign food and idols. »
- [18] À ce sujet, voir M. Philonenko, p. 59-60, n. 12,3 et S. Inowlocki, p. 73.
- [19] R. Chesnutt, p. 259.
- [20] Pour paraphraser l’évangile de Jean (Jn 3,5) : il s’agit de renaitre de l’eau et de l’esprit.
- [21] R.S. Kraemer, p. 53. Traduction personnelle.
- [22] Cf. bibliographie : G. Bohak, Joseph and Aseneth and the Jewish Temple in Heliopolis.
- [23] Sur la prière de Dn 9 comme liturgie pénitentielle collective, voir M. Gilbert, « La prière de Daniel (Dn 9, 4-19) », Revue Théologique de Louvain (3ᵉ année, fasc. 3), 1972, p. 285-310. Sur le lien entre la prière de Daniel et celle d’Aséneth, M. Philonenko (p. 169, n. 12,4 et 12,5) relève les contacts lexicaux, et indique par ailleurs : « Par certains côtés, cette confession n’est pas sans rappeler celle du Yom Kippour. À noter toutefois que c’est une confession individuelle et non pas collective ». C’est sans compter l’étude de G. Bohak déjà évoquée.
- [24] A. Finkel, « Sens et portée du livre de Daniel », Sidic (Vol. XII, fasc. 2), 1979, p. 6.
- [25] S. Inowlocki, p. 147-152.